FRED STEIN L’ŒIL TRANSATLANTIQUE

Si l’on peut, sans trop de risque, parier son Leica que les noms d’Henri Cartier-Bresson, André Kertész, Brassaï, Lisette Model, Diane Arbus ou Helen Lewit sont connus de l’amateur de photographie, il est sans doute prudent de réviser l’enjeu à la baisse avant d’avancer celui de Fred Stein. L’histoire, en effet, a été doublement cruelle avec cet Allemand, juif et socialiste, né à Dresde en 1919, le contraignant à deux exils successifs avant d’oublier son travail de photographe et presque jusqu’à son nom. Il semblerait que le XXIe siècle, sans doute aiguillé par le travail tardif mais efficace de Peter Stein, le fils de Fred, se soit décidé à lui rendre justice. On fera peut-être remarquer que redécouvrir les génies méconnus semble, en ce début de siècle sans boussole artistique, tourner à la marotte, pour ne pas dire à la sale manie, mais dans le cas de ce photographe autodidacte, doté d’un sens de la composition étonnant, d’une grande empathie alliée à un œil aiguisé, il faut bien avouer que c’est largement mérité. En 2011, une exposition au musée du Montparnasse, à Paris, a été consacrée à son art du portrait. Ce sont en effet ses talents de portraitiste qui permettent à ce juriste de formation, empêché d’exercer par les lois raciales du IIIe Reich, de survivre à Paris, où il s’installe dès 1933, puis à New York où il arrive en 1941, accompagnant ou suivant dans ce double exil quantité de figures intellectuelles ou artistiques de l’époque. L’exposition parisienne,...

Si l’on peut, sans trop de risque, parier son Leica que les noms d’Henri Cartier-Bresson, André Kertész, Brassaï, Lisette Model, Diane Arbus ou Helen Lewit sont connus de l’amateur de photographie, il est sans doute prudent de réviser l’enjeu à la baisse avant d’avancer celui de Fred Stein. L’histoire, en effet, a été doublement cruelle avec cet Allemand, juif et socialiste, né à Dresde en 1919, le contraignant à deux exils successifs avant d’oublier son travail de photographe et presque jusqu’à son nom.

Il semblerait que le XXIe siècle, sans doute aiguillé par le travail tardif mais efficace de Peter Stein, le fils de Fred, se soit décidé à lui rendre justice. On fera peut-être remarquer que redécouvrir les génies méconnus semble, en ce début de siècle sans boussole artistique, tourner à la marotte, pour ne pas dire à la sale manie, mais dans le cas de ce photographe autodidacte, doté d’un sens de la composition étonnant, d’une grande empathie alliée à un œil aiguisé, il faut bien avouer que c’est largement mérité.

En 2011, une exposition au musée du Montparnasse, à Paris, a été consacrée à son art du portrait. Ce sont en effet ses talents de portraitiste qui permettent à ce juriste de formation, empêché d’exercer par les lois raciales du IIIe Reich, de survivre à Paris, où il s’installe dès 1933, puis à New York où il arrive en 1941, accompagnant ou suivant dans ce double exil quantité de figures intellectuelles ou artistiques de l’époque. L’exposition parisienne, à travers la photo de Stein, entend justement valoriser ces figures et ce foisonnement, et à dire vrai, le sous-titre choisi pour l’exposition, «Dans le sillage d’Hannah Arendt», résume parfaitement la postérité malheureuse du photographe. Certaines images – Einstein, Arendt, Willy Brandt – sont ainsi devenues quasi iconiques, sans que leur auteur, mort bien jeune, certes, n’en ait vraiment bénéficié, effacé en quelque sorte, tant par la notoriété du portraituré que par la réussite du portrait: malédiction, s’il en est, du photographe…

L’année qui vient de s’écouler a vu s’ouvrir deux expositions; la première à New York, chez Robert Mann, et la seconde à Genève, chez Sonia Zannettacci. Les deux galeristes se partagent la représentation du travail de Fred Stein et ont choisi d’en montrer un aspect plus méconnu encore que le portrait ou le reportage – qui, s’ils ne lui ont pas apporté une gloire durable, ont tout de même été largement publiés à son époque – la photographie de rue.

La période de l’entre-deux-guerres voit la technique photographique faire de grands progrès, et au tout début des années trente apparaissent des appareils qui vont véritablement révolutionner la photographie. L’idée centrale de leur conception est le tirage par agrandissement; il permet de réduire la taille du film utilisé jusqu’à un format devenu classique, le 24 × 36. En outre, la nécessité impérative d’obtenir des négatifs au piqué suffisant pour l’agrandissement impose des optiques de grande qualité. C’est ainsi que vont naître les légendaires 35 mm Leica, des appareils dont la maniabilité, la rapidité, la légèreté et la discrétion vont considérablement augmenter le champ des possibles du photographe.

C’est donc avec le Leica que le couple Stein s’était offert en cadeau de noces juste avant de fuir l’Allemagne nazie, que le jeune homme commence à photographier la vie parisienne, et c’est avec ce même appareil qu’il arpentera les rues de New York, une petite dizaine d’années plus tard. Les quelque quatre-vingts clichés réunis par Zannettacci – Robert Mann à New York n’en montrait qu’une trentaine – sont proposés dans le catalogue, accompagnés d’une lecture en vis-à-vis Paris-New York, qui peut sembler un peu forcée. Elle a pourtant le mérite de faire apparaître certaines habitudes de composition, une manière de traiter la lumière et les ombres, une récurrence dans le choix de certains sujets et la manière de les traiter, qui dessinent peu à peu le portrait du photographe de rue que fut Fred Stein.

Parmi les photographes qui gravitent alors dans la sphère artistique parisienne, beaucoup sont influencés par le surréalisme; tous, bien sûr, n’expérimentent pas les savants montages ou les mises en scène qui font la photo surréaliste «typique», mais ils sont nombreux à conserver de l’esthétique surréaliste l’idée d’une poésie simple, tirée du quotidien, de l’extraordinaire caché au sein de l’ordinaire. Ce sont donc des moyens matériels et conceptuels à la fois qui apparaissent au même moment, permettant la naissance de la photographie de rue, la candid photography, comme la nomment les Américains, ou encore la photographie dite «humaniste».

Toutefois si Hole in Fence (1936), Le Gaz (1933) ou Post No Bills (1946) peuvent incontestablement se lire avec un œil surréaliste, ce serait faire injustice aux autres influences qui peuvent prétendre à une part de paternité dans la naissance de la street photography que de s’y limiter. La sensibilité socialiste de Stein, par exemple, transparaît largement dans le regard attentif, mi-grave mi-tendre, qu’il pose sur les humbles, et l’aspect testimonial le rapproche à la fois d’un grand précurseur atypique de la photographie documentaire que fut Eugène Atget mais aussi et surtout des photoreporters tels que Robert Capa, Gerda Taro ou Chim, qui furent ses amis proches pendant sa période parisienne.

L’une des caractéristiques les plus personnelles de Fred Stein reste toutefois un goût marqué pour les compositions fortement graphiques, qu’il saisit dès que le paysage urbain lui en donne l’occasion. Souvent appuyées par un contraste marqué, comme l’illustrent Chez (1934) ou Stork Club (1943), par exemple, ces clichés mêlent parfois le meilleur des deux approches, comme Hydrant (1947) ou Hole in Fence. Stein utilise parfois avec talent des éléments graphiques plus complexes: ainsi dans Hubcaps (1944), où l’effet de répétition quasi-hypnotique offert par les enjoliveurs suspendus au mur contraste graphiquement mais aussi sémantiquement avec le personnage du vendeur, presque invisible dans un premier temps.

Il est malaisé de conclure d’un mot qui résume l’art de Stein, quand bien même on se limiterait à ce qui est présenté ici. Autodidacte cultivé, travaillé par une multitude d’influences qui se croisent sans l’entraver, il semble bien avoir toujours su garder dans sa pratique photographique un heureux dilettantisme qui donne à ses images leur ambivalence précieuse, entre légèreté et profondeur; en somme, à l’image de sa vie.

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