En avant première, soit juste avant sa présentation devant la communauté scientifique, voici un vase étrusque exceptionnel, emblématique d’une civilisation fascinante.
Il existait un oracle selon lequel Troie ne pourrait être prise si Troïlos, le fils cadet du roi Priam, parvenait à l’âge de vingt ans. Il fut donc tué par Achille peu après l’arrivéedes Grecs devant la ville. Le sort de Troie était dé sormais scellé. Cependant les traditions diffèrent sur les circonstances de sa mort: le jeune Troyen fut surpris par Achille lorsqu’il sortait des remparts pour mener ses chevaux à l’abreuvoir, ou bien il fut fait prisonnier et sacrifié par le héros. Une autre variante encore veut qu’Achille l’ait aperçu à la fontaine et en soit tombé amoureux. Troïlos s’enfuit vers le temple d’Apollon Thymbréen, mais Achille le transperça de sa lance. Cet épisode de l’Ilioupersis, très fréquemment représenté dans la Grèce antique, connut également un grand succès en Étrurie. Parmi les meilleurs clients des peintres et des potiers d’Athènes, les Étrusques étaient aussi des commanditaires exigeants envers leurs propres artisans, qui subissaient évidemment l’influence des œuvres grecques importées en Étrurie, mais répondaient aussi aux demandes locales spécifiques. Parmi les nombreux mythes grecs, un choix était fait en fonction du message qu’il fallait transmettre. Le mythe d’Achille et Troïlos en est un exemple particulier.
À Genève, la collection privée du joaillier Benoit de Gorski accueille, depuis peu, une hydrie étrusque décorée à figures noires sur fond beige, qui compte parmi les chefs-d’œuvre de la céramique figurée produite en Étrurie. Le Peintre dit du Vatican 238, auquel je l’attribue, travailla vraisemblablement à Vulci, ville prospère au nord du Latium, entre la fin du VIe et le début du Ve siècle avant J.-C. Sa production, d’ampleur limitée, se distingue toutefois par la qualité du dessin et l’intérêt des thèmes. Dérivés du patrimoine mythologique grec par le contenu, ceux ci sont réélaborés selon des critères différents.Sur la panse de cette hydrie, vase destiné à contenir de l’eau, on reconnaît Achille, à gauche, paré de toutes ses armes et en position d’assaut, brandissant une épée courte dans sa main droite. Cachée par un arbuste, une fontaine à bouche en forme de tête de lion le sépare de son adversaire, un jeune homme nu, muni d’une longue épée qu’il pointe dans la direction opposée, où se trouvent ses deux chevaux, visiblement effrayés et hennissant. Il s’agit bien sûr de Troïlos, dépeint comme un jeune homme ignorant du danger, qui s’approche de la fontaine pour y abreuver ses chevaux. Le contraste entre Achille, armé comme un hoplite, et le prince troyen, nu et sans protections, tel une victime prédestinée au sacrifice, suggère un acte violent.Cette tension, qui conduira à la mort de Troïlos, se reflète sur l’épaule du vase. Deux femmes, vêtues d’une tunique drapée et d’un manteau couvrant leurs avant bras, se font face, en tenant par les pattes postérieures un lièvre encore en vie, l’oreille bien raidie. S’agit-il d’un don ? Mort, l’animal constitue le trophée de chasse, que l’on offrait volontiers au dieu Dionysos. Vivant, il est un gage d’amour, qu’on s’échangeait entre amants. Ici, il semble plutôt voué à une autre fin. Car les sortes d’auréole de lierre ou de vigne que les deux femmes portent sur la tête, les branches placées entre elles et les rameaux de lierre limitant la scène à droite, suggèrent un contexte dionysiaque, le lierre et la vigne étant les végétaux consacrés à Dionysos. Et dans ce cas, les deux femmes pourraient être identifiées avec des Ménades, qui, sous l’effet de l’exaltation dionysiaque, se préparent à l’acte rituel du déchirement de l’animal vivant, que l’on nomme en grec le sparagmós.
Le lièvre, victime par excellence de la chasse au petit gibier, devient ici victime de la violence sanguinaire des Ménades, tout comme Troïlos sera la victime innocente d’Achille. Dans l’iconographie grecque et étrusque, un lièvre apparaît souvent dans les représentations du guetapens et devient une sorte de métaphore de la jeune victime. Ce jeu de renvois internes concerne aussi Achille: la tête de lion décorant la fontaine rappelle la métaphore homérique, qui compare la force sauvage et brute du héros à celle du lion.Une autre scène de duel en préparation apparaît sur le col de l’hydrie: deux coqs, au regard cruel, sont prêts à s’affronter. Le combat de coqs, un jeu souvent pratiqué par les garçons, symbolise la force et les vertus de l’homme en tant que guerrier. Mais le coq peut être aussi un don amoureux entre hommes, comme lorsque Zeus offrit un coq au jeune Ganymède, duquel il s’était épris.
La présence de ces coqs évoque en outre ce rapport ambigu entre Achille et Troïlos, selon cette variante du mythe qui rapporte que le héros tomba amoureux de son ennemi. Les oiseaux qui s’envolent du buisson ne seraient donc pas représentés pour illustrer une situation de danger, où les animaux sont effrayés par la présence cachée d’Achille, mais pourraient être les colombes, consacrées à Aphrodite, protectrice de la famille de Priam, que le héros envoie pour distraire Troïlos et le séduire, avant de l’achever. Cette version est rapportée, au début du Ve siècle après J.-C., dans le commentaire à Virgile du grammairien Servius, qui puise entre autres dans les anciennes traditions italiques.
Si la mort imminente de Troïlos est perçue comme un sacrifice inévitable, que l’on compare au déchiquetage du lièvre par les Ménades, le lien érotique sous-jacent entre le héros grec et le jeune prince troyen se trouve aussi très subtilement suggéré.L’association entre le thème d’Achille et Troïlos et une scène de type dionysiaque avec des Ménades, des Satyres ou Dionysos en personne, attestée ailleurs en Étrurie, n’est pas un hasard. Achille, comme peu d’autres héros grecs, obtiendra l’immortalité, selon une version du poète sicilien Stésichore, par l’intermédiaire de Dionysos, qui était débiteur envers Thétis, mère d’Achille. Notre héros s’installera sur l’Ile des Bienheureux, située en mer Noire etidentifiée avec Leuké, où un culte en son honneur sera établi. Il devient donc le héros paradigmatique pour le voyage vers le monde des morts.L’hydrie de Gorski était probablement, comme la plupart des vases étrusques, destinée à une tombe. Son état de conservation parfait confirme une telle provenance. Or, les scènes du vase peuvent être interprétées en un sens funéraire: la mort du jeune Troyen, indispensable pour la victoire des Grecs, devient une sorte de modèle du sacrifice pratiqué par les adeptes de Dionysos. Le parallèle entre Achille sacrifiant Troïlos et les Ménades sacrifiant le lièvre exprime le vœu ultime d’une renaissance dans l’audelà, par l’intermédiaire du dieu sauveur.