Don Carlo, prince de Venosa, dit Gesualdo fut un compositeur de génie maître dans l’art du madrigal. Ses œuvres, résultat de ses recherches chromatiques restent d’une incroyable modernité. Sa vie fut marquée par la tragédie à l’image de celle de son contemporain Le Caravage.
Le soir du 26 octobre 1590, le Prince de Venosa rentrant de la chasse, surprit son épouseMaria d’Avalos en flagrant délit d’adultère avec le beau Don Fabrizio di Carafa. Il fit tuer par ses gens les amants coupables puis, quelques jours après, assassina son deuxième enfant, une fille, dont il commençait à mettre en doute la paternité. C’est ainsi que ce descendant d’une des plus illustres familles de la noblesse napolitaine, d’origine en partie espagnole, passa dans l’histoire comme musicien et meurtrier. Or, la tragédie qui assombrit dès lors son existence influença de manière décisive sa création musicale et lui imprima cette extravagance géniale qui nous stupéfie encore aujourd’hui.Longtemps imprécise, la date de sa naissance, à Naples, peut être fixée avec une quasi-certitude en 1564, soit quatre ou cinq ans plus tard qu’on ne le croyait jusqu’ici. Son père, Don Fabrizio, entretenait, comme beaucoup d’aristocrates de l’époque, une Accademia où brillaient d’illustres musiciens. Précocement doué, Don Carlo se forma notamment à l’école du Flamand Giovanni (Jean) de Macque, napolitain d’adoption, et l’un des derniers grands maîtres de la polyphonie franco-flamande, tandis que l’éminent madrigaliste et luthiste Pomponio Nenna l’initia aux secrets d’un instrument que le jeune Carlo maîtrisa bientôt en virtuose. Puis survint un événement lourd de conséquences.
En 1586, la mort inopinée de son frère aîné Luigi fit de lui le Prince régnant de la famille, l’obligeant du coup à en assurer la descendance. Or, ce jeune homme raffiné et introverti, sans doute plus attiré par les garçons que par les filles, n’avait aucun goût particulier pour le mariage. Il fallut bien en passer par là, pourtant, et cette même année il épousa la toute jeune Maria d’Avalos, déjà veuve d’un premier mari tué, selon la savoureuse expression de la rumeur publique, «par excès de félicité conjugale»… Nul doute que le jeune Prince ne fut pas à la hauteur des exigences de sa volcanique épouse, de sorte qu’elle ne tarda pas à chercher satisfaction ailleurs. La tragédie de 1590 n’était que trop prévisible, l’union,bien que bénie de la naissance de deux enfants, avait été vite compromise par d’irréconciliables différences de caractère et de tempérament, et l’acte fatal répondait sans doute moins à un débordement de passion qu’à un souci très concerté de laver l’honneur outragé de la famille. Son triple forfait accompli, le Prince, quittant son palais napolitain, alla se barricader dans son château de Gesualdo, dans les montagnes, se préparant à soutenir un long siège: en ces temps-là, les princes échappaient au droit coutumier, et les différends se réglaient par les armes entre grandes familles. Le siège semble du reste avoir été levé au bout de quelques mois… Faisons remarquer, avant de poursuivre, qu’un autre château familial, assez proche, devait abriter au début du XXe siècle l’enfance du jeun Comte d’Ayala Valva (hispano napolitain, lui aussi), qui se ferait dans la musique un nom également exceptionnel, celui de Giacinto Scelsi, composant une musique tout aussi insolite et géniale dans son genre. Si lui aussi ne devait accéder à son véritable style qu’à l’issue d’une grave crise nécessitant des années de cure psychiatrique, du moins ne tua-t-il jamais personne…Cependant, en tant que chef de famille, on attendait de Don Carlo qu’il se remarie, et que cette alliance soit aussi prestigieuse que possible. Mariage de raison et de convenance, donc, car lorsque son choix se porta sur une héritière de la grande famille des Este, il ne connaissait évidemment pas sa future épouse, la Duchesse Eléonore, fille du Prince régnant Alphonse II. Au début de 1594, il se mit en route pour la cour de Ferrare, et nous possédons une relation de son voyage, qui dura plusieurs semaines durant lesquelles il fut comme toujours entouré de ses musiciens, dont il ne pouvait jamais se passer. Le mariage fut célébré le 21 février 1594, mais Don Carlo demeura à la cour de Ferrare durant au moins six mois, fasciné par une vie musicale d’un niveau exceptionnel, enrichie de la présence d’avant-gardistes audacieux, dont Luzzasco Luzzaschi et le Flamand Giaches (Jacques en translittération italienne) de Wert, pionniers du chromatisme et même plus, puisqu’ils se livraient à de passionnantes expériences sur l’arcicembalo construit par Vicentino, qui divisait l’octave en trente-sept microintervalles. La cour était enrichie d’autre part par les activités du célèbre Concerto delle Dame, un groupe de chanteuses et musiciennes triées sur le volet, auquel le Prince destina certaines de ses pages les plus audacieuses. Car c’est du séjour à Ferrare que date le profond changement de style qui caractérise la seconde moitié de la production de Gesualdo. En effet, bien que publiés à Ferrare de 1594 à 1596, ses quatre premiers Livres de Madrigaux, antérieurs par leur rédaction au grand voyage, s’inscrivent encore dans la grande tradition madrigalesque de Marenzio, dont ils constituent l’apogée.En été 1594, après un crochet par Venise, dont la vie musicale le déçut face à la splendeur de Ferrare, il regagna sonchâteau, mais, ainsi qu’on pouvait s’y attendre, son second mariage ne fut pas plus heureux que le premier, et il semble bien qu’il négligea son épouse. Aussi, après un second séjour à Ferrare, du nouvel an 1595 à mars 1596, durant lequel Eléonore lui donna un fils, Alfonsino, il repartit seul pour Gesualdo, d’autant plus qu’en dépit d’assez fréquents séjours dans le palais napolitain, la retraite de ce château isolé avait été dure à supporter pour Eléonore à côté du faste de la cour de Ferrare. Et cependant, lorsque après la mort du Duc régnant Alfonso en 1597 Ferrare fut intégrée dans les Etats pontificaux, elle regagna une fois de plus le Sud. Son arrivéeen décembre 1597 semble avoir inauguré une période plus heureuse dans sa vie conjugale, et elle participa même à un ensemble d’élite reconstituant l’équivalent du Concerto delle Dame ferrarais.Mais le chaud climat du Sud convenait mal à sa santé, et bientôt Don Carlo se livra à des infidélités, et même la maltraita et la battit, la mort prématurée de leur fils unique Alfonsino en 1600 (celui du premier lit était déjà décédé peu auparavant) creusant encore davantage un fossé devenu infranchissable entre les époux, et qui s’étendit également aux deux familles. En 1607, il l’autorisa enfin à retourner brièvement à Ferrare à l’occasion d’un mariage, mais sans l’y accompagner, puis elle revint, selon un témoin d’époque «une martyre volontaire souffrant le Purgatoire dans cette vie dans l’espoir de jouir du Paradis dans l’autre». D’ailleurs, de plus en plus torturé par le remords, il tomba graduellement dans la mélancolie et la morbidezza les plus extrêmes. Son horreur toute pathologique et freudienne de la mort, mêlée de sexualité exacerbée, se reflète de manière saisissante dans ses compositions, tant par leur musique que par le choix des textes, profanes ou sacrés. Ses dernières années furent celles d’un grand névrosé en proie à de graves troubles sado-masochistes relevant de la psychiatrie, et d’ailleurs l’asthme, dont il souffrit toute sa vie, dû certainement être lui aussi de nature psychosomatique. Il se faisait flageller par ses valets pour se libérer des démons qui croyait-il, le tourmentaient, et même pourpouvoir satisfaire ses besoins naturels, mais partageait ensuite son lit avec l’un ou l’autre, corps à corps, pour se réchauffer… Aussi le Pape lui-même consentit à un divorce, qui cependant n’advint pas. Mais il continuait à composer d’abondance, et de ces années terribles datent ses pages les plus hardies et les plus géniales. Il fit même installer une presse à imprimer pour pouvoir publier sa musique. C’est ainsi que ses Cinquième et Sixième Livres de Madrigaux, ainsi que son chef-d’oeuvre de musique sacrée, les 27 Répons pour l’Office des Ténèbres, parurent en 1611.Durant ses dernières années, il fit de fréquentes retraites dans un couvent proche de son château. En 1610, il désira assister à Milan à la canonisation de son oncle Saint Charles Borromée, mais sa mauvaise santé l’en empêcha. Il fit alors peindre dans le couvent un tableau demeuré célèbre le représentant à genoux, demandant l’intercession de son saint oncle. Mais à l’autre extrémité de la toile, il avait eu soin de faire figurer Fabrizio et Maria livrés aux flammes de l’enfer…Quelques mois après la publication groupée de ses six Livres de Madrigaux en partition, chose rare à une époque où l’on n’imprimait que les parties séparées, Don Carlo mourut le 8 septembre 1613, et ce passage à una migliore vita dut être pour lui une véritable délivrance. Eléonore retourna dans son pays, se consacra aux bonnes oeuvres et mourut paisiblement dans un couvent.Les quelques portraits de Gesualdo que nous connaissons confirment lestémoignages de ses contemporains: l’homme, de santé fragile, comme nous l’avons vu, était extrêmement raffiné de sa personne, se levant tard, et passionné de chasse presque autant que de musique. Son asthme (comme au XXe siècle celui d’Alban Berg) se reflète certainement dans les rythmes hachés, spasmodiques de sa musique. En dehors de quelques pièces isolées, son oeuvre se résume à ses six Livres de Madrigaux à cinq voix (132 pièces au total) ainsi qu’à trois recueils de musique religieuse: deux Livres de Cantiones sacrae, également à cinq voix, et les 27 Répons pour l’Office des Ténèbres, seule musique à six voix qui nous soit parvenue de sa plume, un autre recueil de Madrigaux ayant disparu. Or, le choix des textes de ces Répons, si sombres, si pathétiques, reflète bien cette nature tourmentée, voire torturée, que l’on retrouve également dans les poèmes des Madrigaux. Il semble d’ailleurs que leur valeur purement littéraire ait moins compté pour lui que les images que peuvent susciter les mots pris isolément. Ce sont eux qui l’emportent, au point que le sens d’une phrase entière passe après. C’est ainsi qu’un mot utilisé dans le contexte d’une négation ne tient pas compte de cette dernière, ce qui peut provoquer une contradiction par rapport à ce contexte: dans «je ne suis pas heureux», c’est le seul mot «heureux» qui est «dépeint» par des figures de style musical et des nuances qu’on appelle précisément des madrigalismes. Or, il est étonnant que ce style si extrême, véritablement expressionniste avant la lettre, fut compris et apprécié du vivantde l’auteur, puisque ses oeuvres furent plusieurs fois rééditées jusqu’environ vingt ans après sa mort, après quoi elles tombèrent dans un oubli de plus de trois siècles. C’est qu’esthétiquement parlant il ne constituait pas un phénomène isolé: songeons au contemporain exact du Prince de Venosa: Le Caravage. Ils sont deux frères en stravaganza, et Gesualdo, renaissant tardif, est déjà en fait un baroque, voire même un maniériste. Partant du langage chromatique de la musica reservata (rappelons que ce termene définit nullement quelque réserve dans l’expression, mais au contraire une musique «réservée» à une minorité de connaisseurs), il le transcende au point de mettre en cause l’équilibre encore neuf et fragile du langage tonal en gestation. Durant trois siècles, théoriciens et critiques ne comprendront rien à une œuvre oubliée et devenue inintelligible. Au début du siècle passé seulement, l’effondrement de la tonalité devait fournir un moyen d’approche: les clefs de Gesualdo s’appellent Scheonberg et Webern. Et Strawinsky a composé en 1960 un hommage à l’occasion du quatrième centenaire de sa naissance. Ses œuvres sont brèves comme celles de Webern, avec une égale tension expressive et intellectuelle, une même rapidité de pensée. Le premier, il a usé systématiquement du total chromatique, de la tonalité suspendue, des rythmes convulsifs désarticulant la mesure, des sauts mélodiques énormes et «inchantables» propres aux musiciens expressionnistes. Le premier, il a renversé la hiérarchie traditionnelle des valeurs expressives: sa vie, c’est la dissonance. Dans ses Madrigaux, les rares accords parfaits symbolisent la cruauté et la froideur stériles, par exemple pour illustrer les mots un’alma senza cuore («une âme sans coeur»). Chantre de l’amour et de la mort inextricablement liés (eros et thanatos, c’est déjà l’intuition de la psychanalyse freudienne!), il a recherché les textes les plus morbides, auxquels il communique sa fiévreuse et pathologique sexualité, son masochisme douloureux. Et le même langage se retrouve dans ses Répons des Ténèbres, qu’il est l’un des très rares compositeurs à avoir mis en musique dans leur intégralité, car ils lui permettaient d’exprimer toute l’âcreté pénitentielle d’une véritable flagellation spirituelle: ici se révèlent sans doute ses ascendances espagnoles. En effet, ces textes nous donnent sous une forme hautement dramatique et souvent très imagée une série de perspectives sur les événements et les émotions humaines des derniers jours du Christ sur la terre. Pour ressentir toute l’intensité voulue de cette musique, il faut se replacer par la pensée dans une église napolitaine de l’époque. Tout était tendu de noir. Quinze cierges brillaient sur le candélabre triangulaire surmontant le corbillard du Christ mort. Quatorzed’entre eux (représentant onze apôtres, sans Judas, évidemment, et les trois Maries, ou peut-être les quatorze Stations, n’étaient pas blanchis, tandis que le quinzième, tout blanc, symbolisait la lumière du Christ sur la terre. Au cours de l’office, les quatorze cierges étaient éteints un par un puis, durant le chant du Benedictus, les six cierges de l’autel étaient soufflés à leur tour. Enfin, pour représenter la descente du Christ aux enfers, le cierge blanc était porté derrière l’autel. Alors, dans l’église totalement obscure, les prêtres heurtaient leurs livres de prières pour symboliser le bruit du Chaos. L’office se terminait par le retour du cierge blanc sur le candélabre.
Les Madrigaux, dont les deux derniers Livres comportent les pages les plus audacieuses du compositeur, étaient des pièces destinées à cinq solistes, jamais à un choeur, et se chantaient dans un cadre intime: une véritable musique de chambre vocale, aussi intense et serrée qu’un quatuor à cordes. Entouré de ses musiciens triés sur le volet, le compositeur lui-même participa fréquemment à leur exécution.Paradoxalement, ce révolutionnaire n’était pas un moderne dans la perspective de son temps, et c’est pourquoi il ne subit jamais les attaques polémiques que ses contemporains réservèrent à un Monteverdi. En effet, la musique se dirigeait alors vers la monodie accompagnée et le style concertant. Il refusa l’un et l’autre, ignora la grande révolution de la basse continue et cultiva exclusivement la polyphonie vocale à l’ancienne, rénovée par son singulier génie. Il reste que ses derniers recueils parurent après les premiers opéras florentins, et même après l’Orfeo de Monteverdi et ses cinq premiers Livres de Madrigaux. Les dernières oeuvres de Gesualdo constituent un suprême aboutissement débouchant, dans l’immédiat, sur une inévitable impasse. Poursuivant sa route, la musique a ignoré ce sentier escarpé, périlleux raccourci vers notre modernité. Et l’on ne peut s’empêcher de songer à l’anachronisme du vieux Bach, persévérant dans un langage considéré alors comme archaïque et dépassé, lorsqu’il composait ses derniers Chorals pour orgue et son Art de la Fugue. L’art sublime et solitaire du Prince de Venosa exige pareillement une perspective plus large dans le temps, mais il demeurera toujours l’apanage d’une élite, et c’est l’expression d’un Gongora ou d’un Mallarmé des sons. A la générosité rayonnante et solaire de l’art d’un Monteverdi, il opposera toujours l’envoûtement teinté de claustrophobie de sa nuit tourmentée. Pour citer le vieux Plotin, il est de cette beauté qui se dérobe jalousement à l’intérieur des temples, et vers laquelle «il faut s’enfuir».