Toute sa vie, Giacometti a nourri une véritable passion pour la sculpture et l’architecture égyptiennes. À vingt ans, il visite les musées archéologiques de Florence et de Rome. Fasciné pas l’art des pharaons, il rapporte toute une série de dessins faits sur place. La simplicité de la statuaire égyptienne le frappe. Il y reconnaît sa propre aspiration à s’avancer sans détour vers l’essence même des objets et des êtres, à saisir l’âme enfouie dans l’apparence charnelle d’un corps, à exprimer par une figure symbolique tout le tragique de la condition humaine.
Giacometti fait partie des artistes qui font recette. Presqu’autant que Picasso, Van Gogh ou Renoir,dont les noms sont devenus des marques. Le propre d’une marque, c’est qu’elle favorise le commerce. À la rigueur, n’importe quel commerce. Y compris celui des voitures. Jean Clair, ancien directeur du Musée Picasso, avait justement rappelé à ce propos qu’un préfet de la Seine s’était immortalisé en donnant son nom à un des objets emblématiques de notre civilisation. Il s’appelait Eugène-René Poubelle. Peut-être devraiton réserver l’expression «exposition poubelle» aux manifestations dont le principal but est de « faire du chiffre » ? Passé un certain seuil, ce «label» pourrait même être décerné automatiquement, tant sont incompatibles, quand il s’agit d’art, quantité et qualité. Parler d’industrie culturelle est une ineptie.Et Giacometti ? Examinons les dix dernières années. 1999: Paris et Bologne; 2000: Coire et Mendrisio; 2001: Paris, Zurich et New York; 2006: Athènes; 2007: Paris; 2008: Caen et Humlebaeck (Louisiana Museum of Modern Art, Danemark). Et j’en oublie, car je ne fais que parcourir les catalogues qui se sont accumulés sur mes rayons. Si le rythme semble s’être quelque peu ralenti, 2009 promet d’apporter à nouveau une ample moisson: Berlin, Zurich, Bâle, Genève. N’est-ce pas trop ? Que peuvent apporter de nouveau ces expositions ?Disons-le d’emblée: l’exposition du Musée égyptien de Berlin, qui sous une forme quelque peu différente sera montrée au Kunsthaus de Zurich du 27 février au 24 mai 2009, est une pure merveille d’intelligence, de précision, de poésie. Elle explore un aspect peu souvent mis en lumière de la création de Giacometti et qui se révèle essentielle. Une clef de son œuvre, ou peu s’en faut.
Tout au long de sa vie, Giacometti a croisé l’art égyptien, s’est confronté à sa statuaire, à ses bas-reliefs, à ses objets funéraires. C’est ce qui appert d’une chronologie rédigée avec autant d’élégance que d’acribie par Christian Klemm, «Alberto Giacometti – une biographie égyptienne». On y apprend que le jeune homme de 17 ans a fait devant ses camarades un exposé sur les mérites respectifs des civilisations européenne et égyptienne et qu’il a conclu à la supériorité du temple de Karnak comparé à la cathédrale de Cologne. Trois ans plus tard, Alberto accompagne son père à la Biennale de Venise. En chemin, les Giacometti s’arrêtent à Florence, où Alberto est, pour la première fois peut-être, face aux chefsd’œuvre de l’art égyptien. Il fixe aussitôt dans un carnet les traits d’une statue de Ptah, la silhouette d’un veau ou d’une biche. Il ne sera pas moins impressionné par la statuaire égyptienne à Rome. «La plus belle statue – écrit-il à ses parents – n’est ni grecque ni romaine, et encore moins Renaissance, mais égyptienne. Au Vatican, il y en a qui sont d’une beauté incroyable, mais personne ne les regarde. […] Les sculptures égyptiennes révèlent une grandeur, un équilibre de la ligne et de la forme, une technique parfaite que personne ne posséda plus par la suite.» Pour approfondir sa connaissance du monde égyptien, il achète le livre de Hedwig Fechheimer Die Plastik der Aegypter. Ses annotations et ses dessins dans les marges témoignent d’une lecture passionnée.Les impressions de sa vingtième année ont marqué Giacometti à vie. Il est vrai que lorsqu’il a quitté Stampa pour s’installer à Paris, l’Égypte était à la mode, ne fût-ce que par les découvertes archéologiques spectaculaires dont la presse se faisait l’écho dans les années 20 et 30. Ainsi, il est possible de déceler les références plus ou moins cachées à l’art égyptien jusque dans certaines sculptures de la période surréaliste. L’Objet invisible ou La Femme qui marche ne ressemblent-ils pas à des divinités égyptiennes ? Et Le Chariot ne rappelle-t-il pas étrangement un char funéraire ?«Pour chacun de nous, le monde est bien un sphinx devant lequel nous nous tenons continuellement, un sphinx qui se tient continuellement devant nous et que nous interrogeons.» Toute sa vie, Giacometti a interrogé le monde et sa «réalité», sa réalité sensible par rapport à sa réalité cachée. Il ne pouvait qu’être fasciné par un art tourné essentiellement vers cette dernière. L’attitude hiératique de L’homme qui marche ou de La femme debout ne traduit-elle pas le même désir de transcender lasimple apparence que les figures égyptiennes qui peuvent leur être comparées, endehors même de tout rapport d’influence ? Et le regard de Diego assis porte-t-il moins loin que celui d’un pharaon ?À Berlin, les statues de Giacometti étaient les invitées des collections égyptiennes. Elles déambulaient au milieu des sphinx, des pharaons, des stèles funéraires, échangeant avec eux des regards étranges et familiers. Le dépaysement n’est pas aussi grand à Zurich, mais le dialogue à travers les millénaires n’en reste pas moins percutant. Comme est éclairant un autre dialogue, entre l’égyptologue Dietrich Wildung et l’historien d’art Christian Klemm.