Giacometti n’a jamais accompli que l’acte le plus simple, le plus classique et le plus terrible que puisse accomplir un artiste: dire la réalité.
Il existe de nombreuses et très belles photos de Giacometti devant son chevalet, armé de sa palette et de ses pinceaux, entrain de peindre le portrait de sa femme Annette. Des photos merveilleusement rassurantes, parce qu’elles placent ce créateur du XXe siècle dans la continuité de la grande tradition picturale occidentale, et de l’imagerie qui l’accompagne. Nous voilà plus rassurés encore lorsque nous apprenons, de la bouche même de l’artiste, qu’il ne voulait qu’une chose, «reproduire sur une toile ce que je vois»1.Maintenant regardons les portraits d’Annette. Les plus «ressemblants», au sens réaliste du terme, sont pour le moins saisissants:comme venus du fond du temps et même de la mort, tels des portraits du Fayoum dont les tons seraient assourdis par la poussière du tombeau. Et les moins «ressemblants» nous remplissent d’effroi comme feraient des spectres ou des cadavres.Le choc est rude: voilà un artiste qui annonce les visées les plus traditionnelles (l’imitation ou la copie de la réalité visible), et qui d’ailleurs travaille avec les mêmes instruments qu’un Rembrandt ou un Chardin; et voici des œuvres d’une «modernité» violente, vertigineuse, douloureuse, que ni Chardin ni même Rembrandt n’auraient pu concevoir sans épouvante.
Mais c’est précisément là, dans cette contradiction, dans cette tension extrême, insupportable, entre l’intention avouée de l’artiste et ce qui sort de ses mains, qu’est le génie de Giacometti. C’est là ce qui lui donne au XXe siècle une place absolument unique. Pourquoi ? Parce que ses confrères les plus éminents, à commencer par Picasso, créent un monde, créent leur monde, ce qui signifie qu’en un sens ils échappent au monde. Giacometti n’échappe pas au monde. Prenons le Picasso de n’importe quelle «période»: ses œuvres sont celles d’un démiurge qui désorganise, désarticule, rebrasse et recompose à sa guise l’univers perçu. Il fait du monde un Picasso. De même, sur un registre plus sobre, Braque ou Matisse font de l’univers un Braque ou un Matisse. Mais pas Giacometti. Il ne fait pas du monde un Giacometti. Il «copie la nature», il dit ce qui est. En ce sens, son génie est le plus involontaire qui soit. Il ne fait pas ce qu’il veut, seulement ce qu’il doit.Assurément, devant telle de ses nombreuses statues filiformes, on s’écrie volontiers: voilà bien un Giacometti, voilà bien sa vision; tout comme on a coutume de s’exclamer: voilà bien un Picasso, ou un Braque ou un Matisse. Mais ce n’est pas vraiment la même chose. Face à l’univers d’un Picasso, nous pouvons toujours dire: j’adhère ou je n’adhère pas, je vois ou je ne vois pas le monde de cette manière. En revanche, tout se passe comme si Giacometti, lui, ne nous proposait pas une simple interprétation, mais une terrible vérité.Innombrables sont les poètes et les philosophes, de Sartre à Yves Bonnefoy, de Jean Genet à Michel Leiris, qui ont été fascinés par cette œuvre, et qui ont écrit sur elle, souvent des textes de premier ordre. Giacometti les inspirait, les faisait penser. Mais quand Sartre a enrôlé l’artiste dans la phénoménologie et l’existentialisme, il ne s’y est pas reconnu, il a protesté. Non seulement parce qu’il se refusait absolument à théoriser, mais aussi, sans doute, parce que sa peinture procédait d’une nécessité si simple qu’elle défiait tout concept, sinon même tout langage: la nécessité de peindre les choses telles qu’elles sont. Et d’abord l’être humain tel qu’il est. On sait que pour Giacometti, à la stupeur d’André Breton, la chose mystérieuse entre toutes, c’était la tête humaine, et le regard humain. C’est leur mystère qu’il n’a cessé de poursuivre, parce qu’il ne pouvait faire autre chose, ni faire autrement.Lorsqu’il affrontait le monde, Giacometti connaissait évidemment les interprétations qu’en ont données ses prédécesseurs, les peintres et sculpteurs de tous les temps et de tous les lieux. Son art n’est donc pas un art «premier» au sens où il serait ignorant de l’histoire de l’art. Comme Picasso ou comme Breton, il a été confronté à la sculpture africaine ou aux masques des Nouvelles-Hébrides. Et l’on a pu dire avec justesse qu’un de ses portraits de Jean Genet se rattachait aussi bien à ces masques océaniens qu’au Scribe accroupi, la fameuse statue égyptienne du Louvre2. Mais là encore, la distance qui sépare Giacometti de Picasso est saisissante. Les «arts premiers», Picasso les digère et les utilise avec une virtuosité sans pareille, mais en somme il les tient à distance. Il en joue. Chaque fois qu’il adopte un style, on a l’impression qu’il pourrait faire autrement. Giacometti ne peut jamais faire autrement. Les œuvres anciennes ou extra-européennes, il ne les interprète pas, il n’en joue pas comme d’un instrument. Non, il les rencontre, il les rejoint, il descend tout vivant dans le passé. De même, lorsqu’il sculptait des personnages minuscules ou des têtes en lame de couteau, ce n’était pas parce qu’il le voulait, c’était parce qu’il les voyait ainsi, avec une force irrépressible, hallucinatoire.
On a l’impression, comme a pu l’écrire Yves Bonnefoy, que son œuvre tout entière exprime l’«effroi devant le fait d’être»3. Pour le coup, donc, l’effroi «premier», que tout être humain peut avoir en partage, ou pour mieux dire, qui dut saisir tout être humain, depuis les temps les plus reculés, face au vertige de sa propre existence. Après tout, s’il y a des œuvres d’art depuis qu’il y a des hommes, depuis les cavernes de Lascaux, n’est-ce pas pour cette raison ? Parce que le fait d’exister, et de le savoir, est en nous la cause de l’effroi le plus grand, et que l’œuvre d’art est par définition, dans son surgissement premier, conjuration de cet effroi ?Giacometti, dans ses écrits, a souvent parlé des traumatismes que lui causaient les réalités les plus simples, à commencer par l’espace, qu’il décrivait comme un «incommensurable gouffre de vide»4. Et la critique est fondée à placer son œuvre tout entière sous le signe du gouffre, du fond abyssal. On ne s’étonne pas que les commentateurs évoquent alors, à son sujet, Blaise Pascal et son angoisse devant les «espaces infinis»5.La référence à Pascal, cependant, peut paraître surprenante dans la mesure où ce penseur ne voyait que «vanité» dans la peinture et sa recherche de la ressemblance. Mais on l’a bien compris, Giacometti ne cherche pas à singer le monde. Si ses œuvres «ressemblent» à quelque chose, c’est au vertige, physique avant d’être mental, qui surgit du monde, telle une aura terrifiante et merveilleuse. Le monde, à ses yeux, était sans cesse bouleversé, déchiré, laminé, ravagé, transfiguré par son propre mystère. De l’homme conscient de la condition humaine, Pascal écrivait: «Il tremblera». Giacometti fut un artiste pascalien; il fut Pascal artiste.