Ce n’était pas un très grand peintre, mais il a eu des idées de génie. Ces places vides bordées d’arcades mystérieuses, c’est lui. Ces statues de femmes couchées dans des espaces déserts, c’est encore lui. Ces châteaux métaphysiques dressés dans une solitude sidérale, c’est toujours lui. Quand nous voyons aujourd’hui certains jeux d’ombres et de lumières, certaines perspectives urbaines désespérément privées d’êtres humains, une ville qui semble à l’abandon, une horloge qui a l’air de marquer un temps immobile, nous nous écrions spontanément: on dirait du Chirico !Il a transformé la vision que nous avions de l’Italie. La chance a voulu qu’il vécût dans deux villes qui ne correspondent pas aux clichés italiens: Turin et Ferrare. Turin avec ses longues rues droites, ses arcades à perte de vue, ses statues énigmatiques, Ferrare avec son quadrillage régulier, son château de brique surnaturel, ses remparts rouges qui l’emprisonnent dans un orgueilleux isolement. De cette topologie singulière, il a fait une métaphysique, éliminant de ses toiles tout ce qui est pittoresque, chaleureux, humain: tout ce que nous avons l’habitude de qualifier de typiquement italien. Son Italie à lui est froide, hautaine, abstraite. On n’y vit pas, on y rêve. Ce n’est plus une terre accueillante, chaleureuse, conviviale, mais un désert angoissant, peuplé de formes étranges qui ont l’air sorties d’un cauchemar.Cauchemar: aucun autre mot ne résumerait mieux un univers frémissant d’un onirisme sinistre. Voilà pourquoi Chirico nous paraît si moderne. Il a commencé à peindre avant la Première Guerre mondiale, mais toute son œuvre reflète l’épouvante qui serait la marque du XXe siècle. On pense à Kafka ou à Orwell, en regardant ces toiles qui ont pour objet le vide, l’absurde. Chirico peint aussi des machines compliquées, qui ne semblent avoir d’autre fonction que de broyer l’humain. Il met en scène des hommes, mais ils n’ont plusde figure: à la place de leur tête, il n’y a qu’un volume compact, en forme d’œuf, dépourvu de toute expression. Hommes ? Femmes ? On ne sait. Géniale métaphore de la déshumanisation organisée par les totalitarismes qui ont dominé dans l’entre-deux-guerres. L’homme et la femme réduits à des machines sans sexe, sans visage, sans âme: n’est-ce pas une accusation implicite, lancée contre les régimes qui se sont acharnés à avilir la condition humaine ? Le plus curieux, c’est que les architectes fascistes se sont inspirés des villes désertes et des espaces vides peints par Chirico, pour construire de grands ensembles oniriques qui semblent copiés sur ses toiles. Ainsi l’EUR, quartier de la périphérie de Rome, bâti à la veille de la guerre en prévision de l’Exposition Universelle de 1942. Des palais cubiques creusés d’ombres par des arcades superposées composent un décor typiquement chiriquien. Le peintre a marqué si fortement son époque, qu’il a contribué à changer la forme des villes.