L’art, bien souvent, c’est d’abord l’art d’avant. Une rencontre à Palerme, où Picasso n’est pourtant jamais allé, semble confirmer l’hypothèse que le cheval du terrible et référentiel tableau de 1937 voué à Guernica aurait son avant-coureur en Sicile cinq siècles plus tôt.
Le visiteur palermitain qui déambule dans le Palazzo Abatellis (fin du XVe siècle), que le subtil allestimento du grand architecte vénitien Carlo Scarpa (1906-1978) rendit apte dès 1954 à recevoir les trésors de la Galleria Regionale della Sicilia, tombe bientôt en arrêt, dans l’ancienne chapelle, devant une fresque immense, presque carrée, poignante par son sujet autant que par son dessein ambitieux et la qualité de sa réalisation: Le triomphe de la Mort.
Au pivot de la peinture à scènes multiples s’élance un cheval très décharné, monté par le fatal squelette qui vient d’user de son arc. À la croupe de l’animal, le petit peuple épargné des pauvres, des dévots et des ermites joint les mains. Sous son ventre s’imbriquent pape et antipape, évêque, moines de tous ordres, roi, marchand, poète, dames nobles et damoiseau princier, tous étendus ou chancelant sous la guillochure irrégulière des flèches – douze, significativement, à bien compter.
À l’encolure de la rosse bondissante, auprès de la fontaine (de jouvence et de vie ?), sur la droite (le côté de l’à venir !), les troubadours et les belles gens de cour ont beau pincer les cordes, deviser, faire cercle autour d’une dame et se tenir les pouces, le sort n’épargnera pas leur insouciance. Même les aristocratiques chasseurs qui s’enfoncent dans la forêt, faucon au poing et lévriers en laisse, n’y seront pas à couvert.
Qu’importe, ici, que l’immense chef-d’œuvre fût peint à l’origine, aux alentours de 1446, sur le mur de la cour intérieure du Palazzo Sclafani (1330; non loin du Palais des Normands), où venait d’être installé l’Hôpital civil, et qu’il en fût détaché dans l’immédiat après-guerre, aux fins de restauration et de conservation.
Qu’importe, ici, que la représentation se joue sur un fond temporel de peste, de ravages guerriers ou de simple (et raffiné) memento mori. L’avertissement est traditionnel: la cavalcade macabre est reine en son jardin.
Le maître qui pensa et réalisa cette image sidérante est resté anonyme. Même si l’on avance parfois le nom de Guillaume Spicre, actif vers 1460 à la cour de Bourgogne. On prêtera à cet artiste de haute expressivité, venu d’ailleurs, tour à tour une éducation flamande, italienne, provençale, hispanique (… la Sicile était alors royaume aragonais). Il s’inscrit dans une haute culture «internationale» qui n’oublie certes pas plus la courtoisie de Pétrarque (1304-1374) que la stridence de l’Apocalypse (VI, 2-8). Qu’importe, ici.
À Palerme, le spectateur du Triomphe de la Mort est aujourd’hui spontanément renvoyé au Guernica de Picasso. Et s’il croit être le premier à en faire l’expérience, c’est qu’il ignore sans doute l’hypothèse qu’un historien de l’art italien, Giovanni Carandente (1920 2009), avança en 1981: il conviendrait d’ajouter Palerme aux sources iconographiques de la célébrissime et monumentale toile républicaine espagnole.
On sait que, mettant en forme toute son émotion et sa protestation à la suite du bombardement de la petite cité basque par l’aviation nazie, Picasso se lança dès le 1er mai 1937 dans une vaste suite d’études qui accompagnèrent son travail jusqu’à sa conclusion, en juin. Le cheval, incarnation du peuple et symbole de souffrance absolue, y prend d’emblée la place centrale. Si cette figure majeure apparaît au début terrassée, le corps replié et horizontal, cou et tête présentent déjà le dessin, l’expression qu’ils auront toujours, quand l’animal bientôt dressé sur ses pattes criera désormais sa douleur vers le ciel.
C’est ce dernier «détail» – le segment compris entre garrot et tête – qui, dans Guernica, fait au premier chef écho, de la manière la plus convaincante, au modèle palermitain. Dessin souligné des muscles de l’encolure, à la fois incurvé et triangulaire, crinière soulevée, oreille en pointe, œil hagard, naseau ouvert, langue pointue, mâchoires béantes, joue plate: c’est tout cela que semble transposer Picasso, comme si l’antique fresquiste inconnu parlait son propre langage. Mais où l’avait-il déniché ?
Parmi les nombreuses images du Triomphe de la Mort qui seront tombées sous les yeux du peintre espagnol, boulimique écumeur de formes, et qu’il aura implicitement retenues ou délibérément empruntées, on pourrait supposer par exemple celle, en noir et blanc, des albums à couverture bleue du Touring Club Italiano. Dans le volume IV, consacré à la Sicile, largement diffusé et régulièrement réimprimé dès 1933, on lit que l’admirable fresque de Palerme est «attribuée à un valeureux pinceau de l’école catalane». Voilà Picasso quasiment chez lui.