La bande dessinée a conquis depuis longtemps ses lettres de noblesse, accédant même au rang de «neuvième art». Et, désormais, elle alimente un marché spécialisé, où se succèdent les records. Par exemple, il y a trois ans, un dessin aquarellé d’Hugo Pratt, destiné à la couverture de l’album Les Éthiopiques (publié en 1979 chez Bompiani), atteignit en vente publique la somme de 250’000 euros ! Il faut dire que cet artiste italien s’est attiré très tôt la faveur de l’intelligentsia européenne, séduite par le caractère littéraire de ses récits en images. D’où les nombreuses distinctions qu’il a reçues, au Festival d’Angoulême et ailleurs. En outre, depuis sa mort survenue à Pully (près de Lausanne) le 20 août 1995, les hommages ont redoublé, certains sous la plume d’écrivains renommés qui se sont livrés parfois à de véritables exégèses de son œuvre. D’ailleurs, Hugo Pratt s’est lui-même exprimé longuement dans un entretien accordé à son ami Vincenzo Mollica, paru en 2005, sous le titre Pratt & Corto, Storie di disegni (Giulio Einaudi éd.).
La carrière d’Hugo Pratt prit son essor en 1967, quand il créa le personnage de Corto Maltese, marin au long cours, solitaire et taciturne, qui sera le héros de 29 aventures (les Français le découvriront en 1970). Mais on ne saurait oublier le reste de sa production, diverse et foisonnante, fruit d’une imagination débordante, d’une culture cosmopolite et d’une puissance de travail hors norme.
Parmi les inédits qu’Hugo Pratt a laissés (sa maison de Grandvaux en était pleine, paraît-il), il se trouve une planche présentée ici pour la première fois. Elle comporte six cases, dépourvues de texte. Les figures y sont tracées à l’encre de Chine, sur un crayonné préalable. Et, selon une technique d’impression inhabituelle, les couleurs occupent le verso de la feuille, appliquées à la gouache, sans souci de finition. Ces aplats prennent leur place dans le dessin encré lorsqu’on présente la planche à la lumière d’une lampe, par l’effet de transparence du papier.
Si l’on parcourt la suite des vignettes, on est frappé par les enchaînements et les cadrages cinématographiques, qui rappellent l’intérêt, la passion d’Hugo Pratt pour le cinéma, celui de Fellini en particulier.
La première image représente un bateau arabe, un boutre, amarré près d’une île plantée de palmiers. Puis on voit une horde de chimpanzés surexcités qui envahissent le bord, au grand effroi du capitaine enturbanné. Suit une marche en rangs serrés, l’équipage et les singes, vers un palais merveilleux, inspiré par l’architecture du Taj Mahal. Là, dans une cour intérieure, près d’un puits, un géant noir fait son apparition, devant trois des matelots stupéfaits. Et la séquence s’achève sur un gros plan dudit géant qui, l’œil mauvais, brandit dans son poing serré le personnage dont il s’est emparé. Celui-ci (déjà entrevu dans la case numéro trois) se débat et supplie, ses pieds chaussés de babouches s’agitant dans le vide.
De quel récit s’agit-il ? Les connaisseurs le diront. Mais pour l’heure, on pense évidemment au fameux conte de Simbad le Marin, tiré des Mille et Une nuits. Hugo Pratt l’a illustré en 1963, d’après un scénario de Mino Milani, pour le compte du Corriere dei Piccoli. La planche en question serait une première ébauche.