Que serait l’Opéra National de Paris (Garnier et Bastille) sans Hugues Gall ? Que serait le Grand Théâtre de Genève sans les quinze années pendant lesquelles il a imposé à l’institution ses critères de qualité et rendu ainsi le public plus exigeant que jamais ? En effet, Hugues Gall, ce grand seigneur de l’art lyrique, n’a travaillé qu’avec les meilleurs, que ce soit pour la direction d’orchestre (Solti, Boulez), la mise en scène (Strehler, Chéreau), les voix (Pavarotti, Berganza). Élevé en Suisse, polyglotte, amateur non seulement de musique, mais aussi de peinture, voire de bonne chère, Hugues Gall cultive l’excellence comme un principe de vie. Un parcours qui a valeur d’exemple.
Robert Kopp:Le grand public vous connaît comme le directeur du Grand Théâtre de Genève, puis des Opéras de Paris (Garnier et Bastille). N’aviez-vous pas fait des études de sciences politiques et commencé une carrière administrative dans la haute fonction publique ? Comment êtes-vous tombé dans la musique ?Hugues Gall:La musique, aussi loin que je remonte dans mes souvenirs, est là, comme une découverte miraculeuse, une succession d’émotions très fortes, une passion qui a été très tôt canalisée par ce que mes parents, puis mes maîtres m’ont permis de rencontrer, d’un concert d’abonnement à l’Orchestre de la Suisse Romande (Oh ! le dos et la barbiche d’Ernest Ansermet !) à un Rigoletto au Théâtre Municipal de Lausanne. C’était dans les années 50. Puis j’ai «touché» le piano, fais «grincer» un violon. Pas assez pour savoir si j’étais doué, mais assez pour comprendre que je ne serais jamais ni Arrau, ni Milstein, mes dieux et, plus tard, mes amis !
Il ne manque que le chant…Non point ! Le chant choral a été déterminant: participer, avec la chorale du Collège Classique Cantonal à ces moments sublimes de musique que sont les grands chœurs de La Création de Haydn, de l’Orphée de Gluck, de La Flûte Enchantée, des Indes Galantes, quelle initiation !Après la Suisse, Paris. Quelles ont été vos études et quelles sont vos premières expériences professionnelles ?J’ai commencé par faire une licence d’allemand, puis je suis entré à Sciences Po. À la sortie, j’ai eu la chance d’entrer au service d’un homme politique d’une étoffe particulière et d’une grande culture, Edgar Faure. Il était très exigeant, détestant les sots, mais généreux, plein d’esprit et assumant avec indulgence les erreurs du petit dernier de l’équipe que j’étais. Il était d’une intelligence fulgurante ! Grâce à lui, dans ces années où je l’ai suivi du Ministère de l’Agriculture (c’est à lui que de Gaulle avait confié le dossier crucial du marché commun agricole), au Ministère de l’Éducation nationale (juste après Mai 68) où il m’avait confié le dossier des enseignements artistiques, j’ai appris à regarder la société, les mécanismes de l’État, à connaître le pouvoir et ce en quoi il est grisant, comme il peut aussi être dangereux et comme il est fugace ! Ces «Lehrjahre» m’ont été aussi utiles que celles passées plus tard auprès de Rolf Liebermann à apprendre le métier qui devait être le mien. Être directeur d’un opéra dans une collectivité comme Genève ou comme Paris, c’est d’abord, bien sûr, savoir distribuer Don Giovanni, trouver un metteur en scène, gérer des personnels de trente métiers divers, mais c’est aussi être attentif aux demandes du public, à celles des autorités de tutelles, à la presse, bref, c’est aussi être politique !
En 1969, vous avez été nommé secrétaire général de la «Réunion des Théâtres Lyriques Nationaux». Comment avez-vous vécu Mai 68 ?J’avais 28 ans, j’avais encore en poche ma carte de l’UNEF (le syndicat étudiant dominant) et déjà celle de membre d’un cabinet ! J’ai donc vécu ces événements avec des sentiments mêlés ! J’ai entendu Jean-Louis Barrault – que j’admirais – dire sur sa scène de l’Odéon «Barrault est mort». Quelle lâcheté dégradante ! J’ai croisé vingt fois dans ces nuits folles le lutin rouge Daniel Cohn-Bendit ! À vrai dire, je n’ai pas aimé cette révolution au petit pied, initiée pas ces gosses de nantis. Je vois bien que le monde – ou sa perception – a changé, mais que d’énergies pour remettre en marche un pays déboussolé. Oui, Mai 68 a été une rupture dans les mentalités, on a changé de repères. Quant à l’Université française, elle ne s’en est toujours pas remise… Non, je n’ai pas aimé Mai 68 !Vous avez donc commencé votre carrière d’homme d’opéra avec Rolf Liebermann. Comment vous êtes-vous rencontrés ?J’étais Secrétaire général de l’Opéra de Paris depuis quelques mois quand il a été question – c’était le souhait de l’Ambassadeur d’Allemagne en France, Sigismund von Braun, et de Hans Hausser, son exceptionnel conseiller culturel – d’un échange entre l’Opéra de Hambourg, brillant alors de tous ses feux sous la direction du compositeur suisse Rolf Liebermann, et l’Opéra de Paris qui amorçait sa réforme. L’échange n’a pas eu lieu, mais j’avais été fasciné par Liebermann et j’ai pu convaincre le ministre de la Culture de ce moment, Jacques Duhamel, de faire appel à lui pour incarner le renouveau de l’Opéra de Paris. La décision était courageuse, aucun étranger n’ayant, depuis Lulli, dirigé l’Opéra de Paris que l’on appelle encore parfois l’Académie Nationale de Musique. Les réactions ont été vives (et parfois indignes). Mais Pompidou, président de la République, et Giscard d’Estaing, alors tout puissant ministre des Finances, ont soutenu Duhamel et sa solution helvétique. Une solution de la dernière chance pour une institution alors bien malade. Pour prendre ses fonctions en 1973, Liebermann, nommé en 1971, m’a demandé d’être son bras droit. A commencé alors pour moi un merveilleux apprentissage.Parfois on entend dire que la grande époque de l’Opéra de Paris était justement l’époque Liebermann, que tout était possible alors, Strehler mettant en scène Les Noces de Figaro, Patrice Chéreau et Pierre Boulez créant le troisième acte de Lulu d’Alban Berg. L’argent coulait à flot et les artistes de talent étaient légion. Quels sont pour vous les souvenirs marquants de cette période ?L’époque a été passionnante sur tous les plans ! Et d’abord sur le plan musical : les Solti, Boehm, Boulez, Maazel, Ozawa, Abbado, Stein se succédaient au pupitre. Les Pavarotti, Domingo, Gedda, les Kiri Te Kanawa, Margaret Price ou Régine Crespin étaient en permanence à Paris avec les Shirley Verrett, les Cossotto, les Berganza, les Stratas, Troyannos, les Frederica von Stade ou encore les Cappuccilli, les Theo Adam et autres Kurt Moll ! Quel festival ! La première des Noces à Versailles, dans l’immortelle mise en scène de Strehler et sous la baguette si moderne de Solti, la première de Lulu en trois actes, sous la direction de Boulez, et la mise en scène de Chéreau. Voilà des souvenirs qui marquent, mais qui surtout restent comme des repères. Ils indiquent le niveau qu’il faut toujours essayer d’atteindre; si l’on n’a pas, pour chaque nouveau spectacle, une exigence à l’altitude de ces moments d’exception, mieux vaut ne pas faire ce métier. Après, l’on connaît parfois des ratages et des spectacles médiocres… mais il faut être conscient de ses erreurs, même si le public semble en être ravi, et la critique parfois aussi !Après Paris, vous avez passé une quinzaine d’années à Genève. Qu’est-ce qui vous a attiré en Suisse ? Quels ont été les points forts de votre direction ?J’ai passé quinze années très heureuses à Genève. Grâce à des politiques avisés et à un public connaisseur, j’ai pu faire tout ce que je voulais – ou presque. Le personnel technique et artistique était exemplaire et d’un remarquable engagement. Avec Horst Stein, j’ai formé une équipe forte; nous avons continué par la suite avec Armin Jordan. Les meilleures réalisations ? Avec le recul, mes deux Don Giovanni, le premier en 1980, mis en scène par Béjart, le second par Matthias Langhoff, avec le jeune Thomas Hampson. La Lulu de Berg avec Jeffrey Tate, dans la mise en scène si poétique de mon ami Daniel Schmid; Un bal masqué, en 1984, avec une distribution de rêve, sous la baguette de Riccardo Chailly, alors débutant, Pavarotti impérial, Cappuccilli superbe, la magnifique Anna Tomowa-Sintow, et enfin pour Oscar, une Suissesse de grand talent, Danièle Borst qui chantera ce rôle à la Scala et sur toutes les scènes du monde. Mais aussi ce génial «double-bill» Schönberg-Bartok, Erwartung et Barbe-Bleue, dans l’extraordinaire vision de Robert Lepage, la mémorable Femme sans Ombre du très jeune Andrea Homoki, dans les décors symbolistes de Wolgang Gussmann: Horst Stein, à son mieux, sans parler d’une distribution que j’ai eu du mal à trouver pour Paris quelques années plus tard… Mais l’essentiel à mes yeux était que le niveau, ce niveau si cher à Liebermann, ait été atteint très souvent et, surtout, gardé soir après soir, sans faiblesse tout au cours des représentations de la même œuvre !
Après Genève, Paris. Un nouveau défi. Si vous deviez comparer les publics de Paris et de Genève, y verriez-vous des différences ? Ou le statut de l’opéra est-il le même d’un pays à l’autre ?Le public de Genève sait ce qu’il va entendre, il a des références, il ne s’en laisse pas conter. À Paris, il y bien sûr des «happy few», mais ils sont dilués dans une masse souvent enthousiaste de nouveaux venus à l’opéra, pour lesquels a été construit l’Opéra Bastille. L’Opéra de Paris est, avec le Met de New-York et le Bolchoï de Moscou, la plus grande organisation au monde productrice d’opéras. Ses deux salles – Garnier et Bastille – peuvent accueillir plus de 900 000 spectateurs par saison, c’est dire si les publics genevois et français sont «incomparables» !Et puis, l’Opéra de Paris est une institution nationale subventionnée par l’État français (65 millions d’habitants !), le Grand Théâtre de Genève par la seule Ville de Genève (de mon temps 150 000 habitants); les devoirs sont néanmoins les mêmes et le spectateur genevois entend avoir la qualité de Salzbourg, de Bayreuth ou de la Scala ! On essaie de le satisfaire et parfois – souvent même – on y est arrivé !L’opéra coûte de plus en plus cher, les grandes scènes sont obligées de réduire le nombre des représentations et de recourir à des retransmissions en mondovision pour financer leur mise en scène. Y a-t-il une alternative à cette évolution ? Peuton échapper au star-système ruineux financièrement et souvent dommageable pour la qualité du spectacle ?Ce n’est pas le «star-système», qui est plus un mythe qu’une réalité, qui coûte cher ! Les stars, les vraies, celles qui font courir les foules et autorisent certains théâtres (pas ceux que j’ai dirigés !) à augmenter leurs tarifs, ces stars se comptent sur les doigts d’une main. Non, ce qui coûte chaque année davantage, c’est le travail des masses considérables qu’exige un théâtre d’opéra (l’Opéra de Paris compte près de 2’000 employés, sans compter les artistes du chant ni les équipes de productionmetteurs-en-scène, décorateurs, costumiers, éclairagistes, chorégraphes invités, etc.). Il faut gérer cela de plus en plus rigoureusement si l’on veut garder le niveau de qualité et la quantité de productions différentes par saison, qui seuls justifient le financement par la collectivité de ce service public culturel qu’est un théâtre d’opéra.La mise en scène des Noces de Figaro est devenue une référence, presque un mythe. Comment s’est passé le travail avec Giorgio Strehler ? Quels étaient ses rapports avec les chanteurs, avec les musiciens, le chef d’orchestre, les décorateurs ? Quelle était sa manière de procéder, quelles étaient – s’il en avait – ses manies ?Giorgio était tout à la fois: le compositeur, il chantait toute la partition, toutes les parties d’orchestre; le librettiste, il interprétait, mimait, dansait, expliquait, dans toutes les langues européennes, chacun des rôles. Le voir travailler était un régal, une leçon de texte, de théâtre de chaque instant; le suivre des nuits entières, lors des réglages des lumières, était une leçon de peinture; il était tout à la fois Caravage et Watteau, Rembrandt et Véronèse !Ses tics ? Des colères énormes, théâtrales, des claquements de porte, de faux et parfois de vrais départs. Le temps de se calmer, souvent grâce à certains adjuvants…Solti, retenu par une grippe, et arrivant après des journées de répétitions, venait perturber le rythme des récitatifs si bien réglés par Strehler… le drame, souvent le bras de fer entre deux génies, mais finalement Mozart les réconciliant, quels souvenirs !Dans un autre ordre de comportement, celui de Peter Stein, un autre talent magnifique, lors de la production du Rheingold en 1975: tout en force, créant dans une atmosphère de tension permanente, sans une once de tolérance ou de compréhension, une forme peu sympathique de chantage mais, en fin de compte, l’une des plus fortes émotions théâtrales que j’ai vécues !N’avez-vous jamais été tenté par la mise en scène, vous-même ?Non, jamais: il faut être Strehler ou rien ! En vérité, je n’ai pas suffisamment d’imagination et je distingue trop bien ce qui est bien ou mal !Le système culturel français diffère du tout au tout de celui de la Suisse; connaissant les deux, quels sont les avantages de chacun d’eux ?Les deux systèmes n’ont rien en commun. Disons-le sans détours, celui de mon pays se traduit par une déperdition d’énergies, d’argent, de talents, navrante. Je suis un «girondin», je n’aime pas la centralisation telle qu’on la vit, notamment en matière culturelle, en France: cela s’améliore lentement, dans une grande confusion de pouvoirs superposés (la ville, le département, la région, l’État enfin !) L’Éducation nationale fait une part grotesque aux arts, à l’histoire de l’art, à la pratique artistique. J’ai gardé un souvenir heureux du système vaudois dans lequel j’ai été éduqué, et mes années genevoises m’ont appris à admirer, de ce point de vue, les programmes et les maîtres qui les appliquaient, mais peut-être cela a-t-il aussi changé depuis 1995 ?Un de vos principaux soucis, à la tête des opéras de Paris, a été le choix des artistes. Quelle était votre méthode ? Par quels canaux passiez-vous pour retenir les meilleurs ?Dans le monde musical, les informations vont vite: les agents sont, souvent, des professionnels utiles, mais chaque chef d’orchestre, chaque metteur en scène qui voyage de théâtre en théâtre, et dans le jugement duquel on a confiance, est un informateur précieux. Rien pourtant qui remplace vos propres oreilles ou vos propres yeux: il faut auditionner sans relâche, mieux, voyager, aller entendre les nouveaux talents, chefs, chanteurs, découvrir les nouveaux metteurs en scène dans leurs œuvres ! Cela est indispensable car chaque directeur a son goût propre, c’est ce qui fait la marque, la couleur, la saveur de ses distributions. C’est une activité qu’il est impossible de déléguer et c’est le sel de notre métier, le bonheur de l’exercer. Mettez-vous à la place d’un peintre: choisir sur une palette en perpétuel renouveau les éléments qui traduiront au plus près de votre exigence le génie de Verdi ou celui de Mozart !Quelles sont vos activités aujourd’hui ?Je suis membre du Conseil d’État, la plus haute juridiction française en matière de droit public; je préside l’Institut de Financement du Cinéma et des Industries Culturelles – une sorte de banque, un fonds de garantie mipublic, mi-privé. Mais mon grand bonheur est d’avoir, presqu’en même temps, été choisi pour présider l’Orchestre Français des Jeunes, un organisme public qui sélectionne les meilleurs musiciens issus des conservatoires pour les réunir en orchestre symphonique en deux sessions annuelles: ils apprennent ainsi, cette année sous la baguette de Dennis Russel-Davies, l’an prochain sous celle de Kwamé Ryan, le métier de musicien d’orchestre en jouant Stravinski, Mahler, Beethoven. Et puis je suis depuis peu, par la volonté de mes confrères de l’Académie des Beaux-Arts, directeur de la Fondation Claude Monet à Giverny: le plus beau jardin du monde et l’une des plus belles créations de ce génie !
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?son histoire…dans une peinture ?sa lumière…dans une sculpture ?sa sensualité…dans une photographie ?son regard…dans un livre ?son style…dans une musique ?son chant…dans une architecture ?sa clartéSi vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?Antoine Watteau, L’Enseigne de Gersaint (1720), Berlin, Charlottenburg…dans la sculpture ?Critios, Ephèbe, 490-480 av. J-C ., Musée de l’Acropole, Athènes…dans la musique ?J.-S. Bach, Partita n°2 pour violon solo, BWV 109…dans l’architecture ?Sinan, La Selimaniye à Edirne, Turquie…dans la littérature ?Homère, l’Iliade
Parcours
1940 | Né à Honfleur d’un père bavarois et d’une mère normande, élevé en Suisse, à Lausanne. Y découvre, grâce à ses parents et à ses maîtres, la musique symphonique (concerts de l’OSR), l’opéra au théâtre municipal, le chant grâce à la chorale du collège classique cantonal, (Orphée, Les Indes Galantes, La Création, etc…), études classiques (lettres allemandes) et Sciences Politiques à Paris.Collaborateur du ministre de l’Agriculture, puis de l’Éducation nationale, enfin membre du cabinet du ministre de la Culture.1969 | secrétaire général de la Réunion des Théâtres lyriques Nationaux.1973 | adjoint de Rolf Liebermann, administrateur de l’Opéra de Paris.1980 | directeur général du Grand Théâtre de Genève.1995-2004 | directeur de l’Opéra National de Paris.2004 | conseiller d’État, président del’IFCIC –Institut de Financement du Cinéma et des Industries Culturelles.2007 | président de l’Orchestre Français des Jeunes.2008 | directeur de la Fondation Claude Monet à Giverny.Membre de l’Académie des Beaux Arts – Institut de FranceBourgeois d’honneur de Genève Commandeur de la Légion d’Honneur