Le photographe contemporain, tout comme l’artiste que Leonardo da Vinci (1452-1519), dans le manuscrit de son Trattato della Pittura, nomme componitore delle istorie, peintre d’histoire, veille à traduire ses intentions en accord avec le réel qui compose le tableau. L’art de Balthasar Burkhard (1944-2010) offre ainsi une suite de magnifiques images, récits essentiels, le plus souvent en noir et blanc, dont la qualité plastique tient à l’accord du grain et de la lumière, du cadrage choisi et du hors-champ suggéré, de la présence ponctuelle du détail et de la monumentalité de l’ensemble.
Balthasar Burkhard a capté figures humaines et animales, végétaux et coquillages, cascades et rouleaux de vagues, corps et portraits,membres et organes isolés, pour ne pas parler des fleurs et vallons verdoyants des dernières années. Mais il n’a pas confiné son œuvre à l’objet, il l’a étendu à l’espace paysagé. Il a contemplé de haut la grille d’immenses banlieues (Mexico) ou de loin le ressac des déserts (Namibie), les montagnes nuageuses. Il a su transmuer les visions fugitives en emblèmes, le réalisme en abstraction, avec une sensibilité étonnamment vibrante, où l’ombre joue avec les risées de la lumière.Vers le milieu des années 1990, Burkhard, qui avait photographié entre 1986 et 1989 diverses parties du corps humain – telles que lèvres et nez, nombril, oreille, pied, paupière, poils, testicules – comme autant de blasons à découpe stricte mais s’ouvrant sur un arrièrepays fascinant, voulut réunir en une «composition» deux de ses images de 1988 porteuses dans son esprit d’une intensité particulière: l’une des deux versions de L’Origine du monde et une Aile de faucon.Dans cette articulation de deux œuvres, Balthasar Burkhard pensait bien sûr au dispositif à secret qui, chez le psychanalyste Jacques Lacan (1901-1981), permettait d’occulter ou de divulguer L’Origine du monde (1866) de Gustave Courbet grâce à une «dérivation» très linéairement esquissée par André Masson en 1955 sur un panneau de bois et placé par-dessus l’œuvre «scandaleuse» comme un cache mobile. [Une amie attentive me fait subtilement remarquer la parenté entre la célèbre «installation» de Marcel Duchamp, Étant donnés…, au musée de Philadelphia, et la « composition » de Balthasar Burkhard. Masson, en 1955, ne connaissait sans doute pas la tentative de Duchamp, qui a travaillé longtemps à son œuvre, finalement inaugurée post mortem en 1969. Mais Duchamp connaissait-il le «cache» de Masson ? Quant à Burkhard – qui avait bien sûr vu le «tableau vivant» de Philadelphia, construit en deux parties et qui propose également au second plan (vu à travers le trou d’une vieille porte) cette incroyable variation sur l’Origine du monde – y a-t-il songé, un instant ? Il est peu probable que Balthasar Burkhard ait mentalement quitté le monde de Courbet, dont il était un fervent amateur.] L’ami préfacier du petit catalogue accompagnant l’exposition À l’arrêt (Genève 1997, Galerie Blancpain · Stepczynski) réunissant un bestiaire d’animaux immobilisés de profil devant une bâche, sur un sol de terre ou de gravier, reçut les deux tirages photographiques de Balthasar Burkhard avec mission d’inventer à son tour l’agencement à double fond ad hoc. Le 10 octobre 1996, l’artiste énuméra à son intention, dans une lettre en allemand, des «instructions» presque rêveuses pour la mise en œuvre de cet objet poétique. Il écrivait: «Une aile de faucon – “origine du monde*”[* en français]. La couleur des envies et des nostalgies (Sehnsüchte) – quelle couleur – Je vais peindre un noir qui contienne toutes mes envies et nostalgies. Comme un ciel de nuit. Quelle couleur ? L’encre d’imprimerie peut-être, comme la paume des imprimeurs [de gravures] quand ils ont encré une plaque. Sang rouge foncé – pur – Envie et nostalgie – Quelle couleur a le bois du cadre ? Peut-être le verre sur le faucon* est-il du verre normal, et le verre sur “l’origine*” est-il dépoli. – Peut-être la couleur est-elle le “parfum”. Doux, seulement perceptible à qui sait humer et voir. La couleur est le programme. Je suis un romantique.» Peu importe ici la solution esthétique et pratique adoptée par le destinataire des deux photographies. Retenons seulement que pour Balthasar Burkhard leur accord comptait beaucoup, tout simplement. Y vibrait un monde d’appels etd’échos: je suis un romantique. Les prises de vues existaient d’abord dans son œil intérieur. Comme un tissu éclatant qui revêt la magie d’un corps. Comme la profondeur d’une peau, l’insondable surface d’un corps. Comme un jeu et une aventure grave. Une image recouvre l’autre, pour qu’elles (se) révèlent l’une l’autre. Regardons-les, une à une.D’abord l’Aile de faucon: il y en a toute une variété chez Balthasar Burkhard, ainsi que d’autres oiseaux encore – ailes de corbeau ou de cygne. Va-t-elle s’ouvrir, se replie-t-elle le long du corps après un battement ? Rivière soyeuse de taches argentées et de touches sombres s’enlevant sur un fond de nuit. Parure de femme. N’a-t-il pas intitulé en 2001 l’une de ces ailes Brautkleid, robe de fiancée ?Puis l’Origine: le bassin se présente presque frontalement. Le buste, à peine plus lointain, se relève et se tourne légèrement. La peau sombre et la flammèche noire des grandes lèvres laissent deviner une femme du Sud. L’image renvoie à un double imaginaire: celui de l’offre érotique (lié au désir, à l’expérience – et à la photographie) et celui de l’histoire de l’art (Courbet), tous deux entremêlés depuis longtemps. L’organe intime, interdit au regard, qui exprime le tremendum et le fascinum distinctifs du sacré, a été très tôt saisi dans sa nudité par la caméra. Courbet, déjà, avait privilégié la perspective ascendante et le cadrage – photographiques. Ce que rappelle l’instantané de 1988 dans sa similitude et son écart avec la peinture de référence. Dans sa découpe du sujet, Balthasar Burkhard insiste justement, par contrecoup – c’est la vertu de la photographie –, sur la localisation du fantasme, sur le horschamp: quel est cet être qui soustrait son visage, reflet du «domaine sexuel le moins physiologique, l’individualité», comme le note André Malraux à propos de la Maja nue de Goya (1800) ? Le photographe donne à voir et garde le mystère.