Danses de papier, éclats de porcelaine, poussières d’étoiles qui s’impriment avec des watts: mouvements entre ombre et clarté, entre passé et avenir, ses créations fascinent depuis quarante ans. Rencontre avec Ingo Maurer, le designer qui comme personne ne s’est consacré avec autant de passion à la mise en forme de la lumière.
Ingo Maurer, 74 ans. Plus de centvingt créations et systèmes d’éclairages conçus depuis Bulb, en 1966,sa première lampe en cristal soufflé, hommage à Edison évoquant «l’union parfaite de la technologie et de la poésie». De Lucellino, l’ampoule aux ailes d’ange en plumes d’oies, aux diodes électroluminescentes expérimentées au tournant du millénaire avec la Bellissima Brutta, Stardust ou encore l’étonnante Lüster, le monde entier s’entiche de ce poète des watts. Parti de son île natale de Reichenau, en Allemagne, il essaime ses utopies lumineuses, récitant même ses sonnets dans les nuits de poésie urbaine. Les immenses coupoles argentées doublées de couleurs aux reflets inimitables réalisés pour une station du métro munichois préfigurent l’installation à l’étude pour le métro de Karlsruhe.Auparavant, il avait, avec son ami Ron Arad, illuminé l’Opéra de Tel Aviv, mis en scène un défilé d’Issey Miyaké dans un firmament voilé.A Maastricht, dans un couvent et une église du XVe siècle convertis l’an dernier en établissement hôtelier, il interprète magiquement la mémoire du lieu sacré. Dans la cour intérieure du Kruiseren Hotel, pensée comme un objet de méditation, une sculpturale colonne d’eau est traversée par une vague argentée qui tourbillonne en spirale du fond vers le haut. Sur la crête de la vague, une boule blanche, dansante, silencieuse dans son halo lunaire. Passage entre le monde extérieur et celui du recueillement, l’entrée principale apparaît comme un tunnel où flotte une lumière venue du sol, créant de somptueuses émotions entre de simples parois de métal…
Et tandis qu’Ingo Maurer a participé à la rénovation de l’Atomium de Bruxelles rouvert cet hiver, mettant en relief ses neuf étranges espaces orbitaux, son ami Murray Moss, à la tête d’un des meilleurs magasins de design de New York, rend hommage à l’enchanteur. Avec ses grands œufs polis comme des miroirs engendrant un monde de réflexions, «Ingo Maurer a transformé l’angle de la Green et de la Grand Street en un grand rêve, à sa manière, en déchirant l’obscurité avec humour, jubilation, générosité de cœur et d’esprit…»Le génie du mouvement et des refletsIl est vrai qu’il n’y a pas une once d’arrivisme chez ce designer-artiste, qui n’a pas assez de toute la journée devant lui pour, comme il dit, «partager avec les autres le talent qui m’a été donné». Cette idée-là est la source de son énergie. «Je me méfie de la vanité, même si elle peut être un bon moteur !» précise-t-il, d’une voix revenue du froid. Un timbre de basse, chaleureuse, vitale, un timbre de fond. Le froid à l’âme, il l’a connu après la guerre, sous l’occupation, quand l’enfant, avec sa famille, dut abandonner la maison un temps. Puis il y eut le retour sur l’île. «Un choc, il y avait les couleurs tricolores partout, même dans les queues des vaches et des chèvres». L’épreuve, dit-il, lui a toujours donné la force, et aujourd’hui encore, de vouloir tenter l’impossible.L’histoire pourrait être tragique, si elle se résumait à un drame tourné en réhabilitation poétique. Du génie, Ingo Maurer en possédait en naissant. Ses odes à l’eau, sa sculpturale vague d’or lumineuse Paragaudi, hommage à Gaudi créée pour l’ancienne maison de l’architecte catalan à Léon, ramène à ce fils de pêcheur. Tout comme l’union de l’eau, du mouvement et de la lumière qu’il a célébré par une exposition à la Fondation Cartier, à Paris. «La lumière a besoin de reflets». Le créateur semble même en tirer sa définition de l’art: «Un changement de perspectives, comme un temps éternel qui parle de notre temps, de son mouvement du passé au futur».Parti dans la vie comme typographe, le métier, il ne l’aura pas connu longtemps. Après des études d’arts graphiques à Munich, il va s’établir aux Etats-Unis, de 1960 à 1963, comme designer indépendant. De lampe, il en rêvait parfois. Elle est, dit-il, arrivée par hasard. «A Venise, dans une pension à quatre sous. Dans la chambre, une seule lumière blafarde et du vin». Lui vient alors cette conviction, cette impression très sensuelle qu’il doit faire quelque chose de cette lampe. Alors, il fonde Design M à Munich en 1966 et crée Bulb, icône qui, depuis, se réinvente, se diversifie, apparaît en Johnny B.Good ou encore, parmi les dernières créations, EddisSon et Holonzki, nées de l’attraction pour les hologrammes et l’amour de l’ampoule.Particules de souvenirs, parcelles de vieMais quand il se met à dessiner, Ingo Maurer cumule les syntaxes. Celle des puristes, des baroques, celle des pamphlétaires joyeux. Neurone libre, réactif spontané, il réfute être l’homme d’un seul style. Au contraire, il s’en défend par une production d’une troublante diversité. Dans son générique, Birds Birds Birds et Birdie qui se moquent du chandelier comme cliché du luxe, côtoie l’esthétique minimaliste de la vague Schlitz ou de la structure alvéolée d’aR-ingo, l’exubérance d’Eclat Joyeux et les expressions théâtrales de certaines installations.
Il accumule des particules de souvenirs peaufinés, des parcelles de vie qu’il tourne en lumière. Porca Miseria, explosion de vaisselle blanche, rappelle son ennui, en 1994, à l’idée d’aller s’enfermer au Salon du Meuble de Milan, Porca China est née de sa fascination pour les visages de deux figurines chinoises en porcelaine qu’il fit reproduire pour les casser et les assembler en débris magistraux. Le lampadaire Guernica fut créé alors que la guerre éclatait en Irak. Mozzkito repose sur une passoire à thé banale, sur laquelle il a adapté une lampe halogène. C’est en dénichant dans un supermarché des pattes d’oiseaux en plastique rouge qu’est née la lampe BiBiBiBi.La force d’Ingo Maurer, le trouble aussi qu’il suscite, naît de cette alliance entre les petits riens du quotidien qui marquent, la quête d’un monde parfait, l’ironie ludique et la tendresse qu’il prend pour le dire.Dans sa poésie des contrastes, le rebelle se fond dans l’esprit du typographe pour ériger son «luxe du papier». De Zettel’z, 1997, élément central encerclé de feuillets, certains imprimés, d’autres vierges, laissés à l’inspiration d’autres plumes, jusqu’à la série des lampes MaMo Nouchies, produites selon la tradition japonaise de teinture des textiles, l’œuvre d’Ingo Maurer, qui expérimente le papier depuis les années 70, représente une part éminente de son intensité artistique.
La «designerie» étoilée
S’il aime Brancusi, il apprécie aussi Calder. «L’homme qui donne libre cours à ses sentiments plutôt qu’à son intellect» rejoint sa philosophie, tout comme la phrase du poète japonais Ori: «Il te faut nettoyer ton esprit, chaque jour, jour après jour». Paul Matisse, Paul Klee, Pablo Neruda, Bella Abzug, porte-drapeau du Women’s Liberation, font partie de ces personnages qui inspirent Ingo Maurer, lui donnent de l’énergie.Ce libre-penseur ne pouvait faire à moins de développer et produire lui-même ses créations dans sa manufacture de Munich où s’affairent environ soixante-dix personnes. Un fait rare dans l’univers du design, qui révèle autant la fascination du créateur pour les composants techniques et leur esthétique que son attrait inépuisable des technologies très novatrices et des matériaux simples. Son secteur de recherches et développement, «la designerie» comme il la nomme, lui permet d’être souvent en avance sur son temps. Comme la lampe halogène a révolutionné la qualité formelle des luminaires dans les années 80, les LED, ces diodes minuscules qui répandent des myriades d’étoiles, sont déjà l’avenir chez Ingo Maurer. Parmi les premiers à reconnaître ce potentiel, il y a dix ans déjà, l’homme continue de nous surprendre avec ses nouvelles évolutions expérimentales. Avec lui, le panneau suspendu El.E.Dee, ses table et banc en verre feuilleté relèvent de la haute technologie entrée en art. L’art de quelqu’un qui a tout donné, tout dit, et doit le dire encore.