Alors que Constantinople vient de tomber aux mains des Turcs et que rien ne semble pouvoir arrêter les armées musulmanes dans leur chemin vers l’Occident, un prince va renverser le cours des événements, et jeter les bases de l’un des plus grands Empires de l’Histoire: Ivan le Terrible, adulé ou maudit, est plus que tout autre le fondateur de la Grande Russie.
Grozny. Aujourd’hui plus que jamais, ce nom fait froid dans le dos. Ironie du sort,la ville martyr porte bien son nom, «Terrible». C’est de ce même épithète que fut rapidement surnommé Ivan IV (1530-1584), le premier prince de Moscovie à porter aussi le titre de Tsar, avatar russe du Caesar latin.Certes, les défauts du personnage sont légion: paranoïaque, surtout à la fin de son règne, violent, cruel, autocrate. Tout cela est vrai. Mais ce n’est pas Caligula, que diable ! S’il est un souverain qui, plus que tout autre, a su ressusciter la Russie du néant, c’est bien Ivan, élu Grand Prince en 1533 puis couronné Tsar en 1547.Depuis la fin de la Rus’ de Kiev, le cœur de ce qui deviendra la Grande Russie était un amalgame peu cohérent de petites états féodaux, dirigés par des nobles puissants (les Boyards) qui décidaient ou non de prêter allégeance à celui qu’ils avaient coopté Grand Prince. Maîtrisant ce système à la perfection, la Horde d’Or mongole eut tôt fait d’asseoir sa mainmise sur cette portion orientale de l’Europe: jouant les boyards les uns contre les autres, elle évitait toute unité slave pouvant se retourner contre elle; aidant au besoin le Grand Prince, elle s’assurait que celui-ci fasse collecter les impôts qu’elle revendiquait chaque année.Durant toute sa jeunesse, Ivan a du assister aux luttes intestines entre Boyards. A son avènement, il décide de mettre fin à ce chaos. Ses premières décisions sont d’obliger les Boyards à effectuer en personne leur service militaire et de soustraire les grandes villes à leur contrôle, n’acceptant à la cour que les représentants élus de celles-ci. Plus encore, il anoblit et offre des terres à plusieurs serviteurs dévoués à sa cause, leur permettant de sièger à la Douma (parlement): tel est le contenu du document ci-contre, rarissime, que nous présentons ici en exclusivité: l’octroi d’Ivan à son sujet Lev Petrov Polikarpov de propriétés dans la région de Kolomna et du statut de seigneur de ces terres qui l’accompagne. Cette pièce, conservée au Musée Historique d’Etat de Moscou, est d’autant plus exceptionnelle qu’elle est datée de 1546, preuve qu’un an avant son accession au trône suprême, Ivan avait déjà, en tant que Grand Prince, commencé la mise en pratique de sa stratégie de renouvellement de la noblesse.
Rapidement, le jeune souverain de dix-sept ans parvient à instaurer l’Etat centralisé et unitaire dont il rêve depuis toujours, lui le Prince pétri de philosophie et d’histoire, lui qui revendique pour la Russie le rôle de successeur de l’Empire levantin, et pour Moscou celui de Constantinople, comme le montre à l’excellence la nouvelle symbolique impériale qu’il choisit: l’aigle à deux têtes héritier de l’Empire romain d’Orient déjà utilisé par ses prédecesseurs, mais cette fois associé à Saint Georges le patron de la Moscovie.Depuis le mariage d’Ivan III avec la fille du dernier Empereur de Byzance, c’est un espoir largement partagé par l’élite des Russes, entièrement dévouée au nouveau souverain, au début de son règne du moins.Ivan entame une politique diplomatique intense, obtenant, confirmant ou renforçant la reconnaissance de son Etat par tous les Grands d’Europe. Les échanges internationaux s’amplifient, artistes et commerçants de tous pays affluent, en particulier de cette Italie si lointaine et si inspirante, dont Ivan parle souvent dans sa correspondance avec le Prince Kourbski. Féru de littérature, il crée de ses roubles les premières imprimeries du pays. Moderne, il lance le premier recensement de la population de son royaume.
Mais il voit plus loin, beaucoup plus loin: pour que la Russie prospère au-delà des résultats de ses réformes, il lui faut de l’espace: vers l’Est et le Sud, chasser définitivement les descendants de la Horde d’Or et leurs vassaux; vers le Nord, offrir au pays un débouché sur la Baltique.Sur le premier front, les résultats dépassent les espérances: le khanat de Kazan et le khanat de Sibérie sont conquis, définitivement: depuis Ivan, la Russie est désormais un empire transcontinental, maîtrisant les voies directes du commerce vers le sous-continent indien et la Chine. Sur le second, après une série de victoires retentissantes, son armée est défaite par une très large coalition (Suède, Pologne, Livonie), qui le contraint à restituer les territoires conquis.
Comme obnubilé par cette catastrophe, Ivan se renferme dans son palais, et aux frustrations succèdent les phobies et la crainte de l’assassinat. Ses dernières années sont très noires, marquées par la création d’une police secrète (opritchina) entièrement dévouée au monarque, entachées par d’innombrables séances de torture auxquelles il assiste parfois en personne, et souillées de milliers d’exécutions et de meurtres, dont celui de son propre fils. Le grand tsar meurt esseulé, honni par une population plus asservie que jamais et par les grands nobles, qui ne lui pardonnent pas la perte de certains de leurs privilèges.S’il avait péri sur le champ de bataille en Livonie, il serait devenu un héros fondateur de la Russie, l’égal d’un Alexandre Nevski. Hélas, loin des rares portraits contemporains qui dévoilent un facièsassez ordinaire, la postérité s’attachera au côté romanesque d’un personnage rongé par le Mal, au visage décharné, cruel et diabolique, devenu un véritable topos de la culture artistique russe, de Vasnetsov à Eisenstein, clouant définitivement Ivan sur le mur des potentats déments.Ses années de lumière devraient pourtant compter autant que ses années d’ombre, mais Ivan apporte encore une fois la preuve que les souverains ont beau faire l’Histoire, ce sont les érudits et les artistes de leur époque qui l’écrivent, la peignent et la transmettent, avec toute leur partialité. Laurent le Terrible, pour tous les opposants florentins qu’il a fait pendre et Ivan le Magnifique, pour avoir jugulé le péril mongol et fait entrer la Russie dans le concert des Grands d’Europe ? C’est ainsi que nous aurions pu les connaître à l’école…