Jacques Chessex, pour toujours

Tout au long de sa vie, Jacques Chessex fut hanté par la mort. Il essayait de la conjurer à sa manière: par l’écriture et par la peinture. Mais elle était toujours là, installée au beau milieu de ses tableaux et de ses livres. Il ne l’a pourtant pas vue venir, ce soir du 9 octobre dernier où, à la bibliothèque d’Yverdon, il s’est effondré au cours d’un débat public organisé à l’occasion de l’adaptation pour la scène de La Confession du pasteur Burg, un de ses premiers grands romans. C’était une de ces manifestations auxquelles il participait souvent et toujours avec la même grâce et la même patience, ne refusant jamais de lire quelques-uns de ses textes, de les commenter, de répondre aux questions de ses lecteurs. Jacques était un enseignant né: il aimait faire la classe et la faisait admirablement.Quelques semaines plus tôt, il avait parlé de son travail aux Archives littéraires de Berne, où sont déposés ses manuscrits et qu’allaient rejoindre une série de carnets récents de textes et de dessins. Il avait choisi comme sujet «la rature», témoignant de ce geste premier de tout écrivain impatient d’éprouver la solidité d’un mot, d’une phrase. D’autres soirées devaient avoir lieu, après celle d’Yverdon. Elles allaient être consacrées à son prochain livre, un roman inspiré par une rencontre inopinée avec le crâne du marquis de Sade, crâne qu’il avait aperçu au début de l’été, à Genève, dans le cadre de l’exposition Labyrinthe, où une douzaine de ses toiles voisinaient avec...

Tout au long de sa vie, Jacques Chessex fut hanté par la mort. Il essayait de la conjurer à sa manière: par l’écriture et par la peinture. Mais elle était toujours là, installée au beau milieu de ses tableaux et de ses livres. Il ne l’a pourtant pas vue venir, ce soir du 9 octobre dernier où, à la bibliothèque d’Yverdon, il s’est effondré au cours d’un débat public organisé à l’occasion de l’adaptation pour la scène de La Confession du pasteur Burg, un de ses premiers grands romans. C’était une de ces manifestations auxquelles il participait souvent et toujours avec la même grâce et la même patience, ne refusant jamais de lire quelques-uns de ses textes, de les commenter, de répondre aux questions de ses lecteurs. Jacques était un enseignant né: il aimait faire la classe et la faisait admirablement.Quelques semaines plus tôt, il avait parlé de son travail aux Archives littéraires de Berne, où sont déposés ses manuscrits et qu’allaient rejoindre une série de carnets récents de textes et de dessins. Il avait choisi comme sujet «la rature», témoignant de ce geste premier de tout écrivain impatient d’éprouver la solidité d’un mot, d’une phrase. D’autres soirées devaient avoir lieu, après celle d’Yverdon. Elles allaient être consacrées à son prochain livre, un roman inspiré par une rencontre inopinée avec le crâne du marquis de Sade, crâne qu’il avait aperçu au début de l’été, à Genève, dans le cadre de l’exposition Labyrinthe, où une douzaine de ses toiles voisinaient avec des œuvres de Giacometti, de Max Ernst, de Man Ray, de Balthus et de quelques autres.Les journées précédant sa mort avaient été occupées par la correction des épreuves de son dernier roman. Elles étaient également remplies par d’innombrables projets nouveaux, dont l’adaptation pour le cinéma d’Un Juif pour l’exemple, l’histoire de ce sombre crime antisémite perpétré à Payerne en 1942 en hommage au «Führer». Nous parlions aussi de la publication d’une anthologie de ses poèmes dans une collection accessible aux jeunes. C’est que Jacques, un peu malgré lui, était devenu un auteur classique, dans le sens premier du terme: un auteur lu dans les classes. Même si cela n’avait guère été son ambition première, il avait fini par accepter également cette autre forme de popularité.Au départ, Jacques avait hésité entre l’écriture et la peinture. S’il a opté pour la première, il n’a jamais renoncé à la seconde, bien qu’il ait attendu la soixantaine pour exposer. Très tôt, toutefois, il n’a eu de cesse d’encourager ses amis peintres, de préfacer leurs catalogues, de réaliser de somptueux livres illustrés avec eux. Et un de ses tout derniers textes publiés est consacré à Jean Lecoultre, dans le numéro 19 d’Artpassions.Ce fut pour imiter son père, lui aussi enseignant, mais également érudit local, ayant publié plusieurs ouvrages sur l’histoire de Payerne et ses environs, que le jeune garçon s’était mis à écrire. Plus tard, il avait fait de très bonnes études de lettres, auprès d’un des grands maîtres, aujourd’huiinjustement oublié, hélas, Jacques Mercanton. Dès les années 60, il est accueilli par Marcel Arland et Jean Paulhan à La Nouvelle Revue française, qui publie ses premiers textes. C’est l’époque, aussi, où Jacques et ses condisciples rêvent d’une littérature romande qui ne serait pas soumise au diktat de Paris. À leur tour, ils fondent donc leurs propres revues: Pays du lac, Écriture. En 1956, le père de Jacques se suicide, victime sans doute d’une société fondée à la fois sur le non-dit et le qu’en dira-t-on. Jamais plus, ce drame ne quittera le fils qui lui donnera corps dans de nombreux récits, tel La Confession du pasteur Burg, justement, mais aussi L’Ogre, L’Ardent Royaume. Pendant vingt ans et plus, Jacques ne cessera de régler ses comptes avec cette Suisse hypocrite, calviniste, ennemie de la chair et, partant, de la vie. Ses livres sont des livres de colère, mais d’une colère qui très vite transcende son objet premier pour rechercher au-delà la cause du mal. Et Jacques la trouve dans l’incomplétude de la condition humaine. Aussi ses poèmes et ses romans sont-ils autant d’imprécations. Dans les moments d’apaisement, celles-ci se transforment en prières. «Dieu – aimait-il à dire – est le sujet immanent ou explicite de tous mes livres».Nous voilà bien loin de la littérature romande. Celle-ci n’avait de sens, pour Jacques, qu’à condition de franchir le Jura. S’il est resté fidèle à plus d’un éditeur romand, son premier contact littéraire a été Gallimard, avant qu’il ne donne ses romans et récits à Grasset, qui a fait de lui un écrivain universel. Ce qu’ont confirmé de nombreux prix littéraires; le premier avait été le Goncourt en 1973, le plus récent, le Grand Prix Jean Giono, qui lui a été attribué pour l’ensemble de son œuvre en 2007. Une œuvre qu’il aura laissée inachevée, mais qui d’ores et déjà a pris place à côté de celles de Flaubert, de Maupassant, de Ramuz, de Giono, de Gustave Roud et de tous ceux qu’il vénérait comme des maîtres. Il est devenu leur égal.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed