Jacques Chessex une voix dans la nuit

Poète, romancier, essayiste – mais aussi peintre –, Jacques Chessex domine, depuis plus de trente ans, et de très haut, le paysage littéraire romand. Bien plus: il s’est imposé comme l’un des écrivains les plus importants, comme l’un des artistes les plus accomplis de notre temps. Un classique, avec tout ce que ce mot comporte d’ambiguïté: on l’admire plus qu’on ne le lit.Pourtant, dans les années soixante, La Confession du pasteur Burg avait suscité l’indignation des bien-pensants. À l’époque de l’Exposition nationale et en pleine guerre froide, où il était si facile de distinguer entre le bien et le mal, le conformisme suisse n’admettait guère qu’on mêlât ouvertement le profane au sacré et qu’on parlât sans détours de sexe à propos de la religion. Le roman de Chessex ressemblait fort à un très gros pavé lancé dans la mare d’une eau dormant d’un sommeil hypocrite. Il n’y avait alors que Tinguely pour clamer à travers le cliquetis de ses machines folles que tout ne tournait pas aussi rond qu’on voulait bien le faire croire.Quelques années plus tard, le prix Goncourt – attribué pour la première fois à un écrivain romand – vint couronner L’Ogre, autre roman coup de poing. Nouveau scandale. Celui de la célébrité d’abord, attirant l’attention parfois gênée du grand public sur un auteur que Jean Paulhan et Marcel Arland avaient depuis belle lurette accueilli à La NRF. Celui, ensuite, d’oser tourner le dos au Nouveau Roman qui semblait alors dicter la loi, et de raconter – à...

Poète, romancier, essayiste – mais aussi peintre –, Jacques Chessex domine, depuis plus de trente ans, et de très haut, le paysage littéraire romand. Bien plus: il s’est imposé comme l’un des écrivains les plus importants, comme l’un des artistes les plus accomplis de notre temps. Un classique, avec tout ce que ce mot comporte d’ambiguïté: on l’admire plus qu’on ne le lit.Pourtant, dans les années soixante, La Confession du pasteur Burg avait suscité l’indignation des bien-pensants. À l’époque de l’Exposition nationale et en pleine guerre froide, où il était si facile de distinguer entre le bien et le mal, le conformisme suisse n’admettait guère qu’on mêlât ouvertement le profane au sacré et qu’on parlât sans détours de sexe à propos de la religion. Le roman de Chessex ressemblait fort à un très gros pavé lancé dans la mare d’une eau dormant d’un sommeil hypocrite. Il n’y avait alors que Tinguely pour clamer à travers le cliquetis de ses machines folles que tout ne tournait pas aussi rond qu’on voulait bien le faire croire.Quelques années plus tard, le prix Goncourt – attribué pour la première fois à un écrivain romand – vint couronner L’Ogre, autre roman coup de poing. Nouveau scandale. Celui de la célébrité d’abord, attirant l’attention parfois gênée du grand public sur un auteur que Jean Paulhan et Marcel Arland avaient depuis belle lurette accueilli à La NRF. Celui, ensuite, d’oser tourner le dos au Nouveau Roman qui semblait alors dicter la loi, et de raconter – à la manière de Balzac, de Flaubert ou de Maupassant – une histoire, peu ordinaire certes et dans une langue acérée, de celles qui déchirent les voiles.

Robert Kopp: Jacques Chessex, quel est le souvenir que vous gardez aujourd’hui de cette entrée fracassante sur la scène littéraire ? Pourquoi tant de bruit et de fureur ?Jacques Chessex: On imagine difficilement le climat intellectuel et moral qui régnait en Suisse dans les années soixante à quatrevingts. Une lourde chape d’hypocrisie recouvrait toute une série de conflits soigneusement enfouis et dont beaucoup remontaient à l’époque de la Deuxième Guerre mondiale.Certains ont d’ailleurs éclaté depuis. La Suisse n’est pas du tout ce pays de carte postale où un ciel invariablement bleu s’étend au-dessus des lacs et des montagnes. La Suisse n’a rien de cette idylle rousseauiste que vendent avec succès nos offices du tourisme. La Suisse est un pays parcouru d’une violence profonde; elle est plus près de l’asile de fous que de la boîte à musique. Sauf que le couvercle est solidement vissé sur la marmite, mais la marmite peut exploser à tout moment. Je suis très sensible à cette folie swiss made; je la ressens au plus profond de moi. Dans beaucoup de mes livres, j’ai essayé de lui donner corps, car je ne déteste rien tant que l’hypocrisie, l’implicite, le non-dit.Et c’est ainsi que vous avez donné libre cours à ce qu’on pourrait appeler une véritable haine de la Suisse. Vous n’étiez pas le seul d’ailleurs à la ressentir, Dürrenmatt et Frisch n’ont pas été très tendres non plus pour leur pays.Vous avez raison. Mais je n’avais pas seulement des comptes à régler avec la Suisse, j’avais aussi des comptes à régler avec moi-même, avec la mort de mon père et beaucoup d’autres choses. Les explosions de colère correspondent à une période précise, qui commence avec La Confession du pasteur Burg et se termine avec Judas le transparent. Elle aura donc duré une vingtaine d’années. Des années, il est vrai, de violence, d’excès en tous genres: je suis allé très loin dans le sens de l’autodestruction et en même temps, j’étais poussé par un besoin de spiritualité confinant au mysticisme. Je passais de la foi la plus ardente au reniement de Pierre.En somme, vous étiez écartelé entre les deux postulations simultanées dont parle Baudelaire, l’une vers Dieu, l’autre vers Satan, la spiritualité ou le désir de monter en grade, l’animalité ou la joie de descendre.En effet, je me sentais et me sens toujours très proche de Baudelaire et peut-être plus encore d’Agrippa d’Aubigné, le grand poète baroque des guerres de religions, à qui Baudelaire a d’ailleurs emprunté l’épigraphe placée en tête des Fleurs du Mal. J’ai toujours eu une affinité profonde avec cette poésie de l’outrance, de l’exubérance, avec ce lyrisme ravageur que j’ai essayé de contenir pendant longtemps, mais auquel j’ai fini par donner libre cours.C’est tout le contraire de la retenue protestante dans laquelle vous avez été élevé et qui caractérise vos premiers recueils poétiques et vos premières contributions à La NRF.Jean Paulhan et Marcel Arland, qui m’ont accueilli au sortir de mes études de lettres, quand j’avais vingt-cinq ans, se méfiaient du lyrisme. L’esprit de La NRF était toujours celui de Gide qui disait: «Le classicisme est un romantisme dompté». Ils mettaient l’accent sur le mot «dompté», et mes premières proses, mes premiers poèmes, sont en effet très «mesurés», de même que mes chroniques sur Queneau, Mandiargues, Calet, ou mes études consacrées à Gustave Roud, à Georges Peillex et à d’autres. C’était aussi l’époque où je me plongeais dans L’Institution de la religion chrétienne de Calvin. Il faut rappeler que Calvin n’est pas seulement un des fondateurs de la religion réformée mais aussi de la prose française classique.

Mais à un moment donné, c’est comme si une digue s’était rompue. Lorsque Marcel Arland vous demande un texte pour le numéro d’hommage que La NRF consacre à Audiberti, juste après la mort de celui-ci en 1965, vous envoyez un grand poème baroque sur le thème «Qu’est devenu Jacques mort ?». Et, à votre grand étonnement, Arland accepte. Vous étiez devenu un «calviniste baroque». N’est-ce pas quelque peu contradictoire ?Pas du tout en ce qui me concerne. Je tiens à la fois de Calvin et d’Ignace de Loyola. Je suis né à Payerne, dans une vieille famille protestante, surtout du côté de ma mère, originaire de Vallorbe. C’étaient des gens d’un rigorisme austère; j’ai essayé de les faire revivre dans Portraits des Vaudois, un livre que j’ai écrit à la demande de Bertil Galland qui m’avait demandé de faire un pendant au Portrait des Valaisans de Maurice Chappaz. Mon père était professeur d’histoire et de latin. Un homme fort érudit et auteur de nombreux livres sur l’origine des noms propres, sur l’histoire de Payerne, d’Avenches, de Romainmôtier, de Montreux. En 1943, il est nommé directeur du Collège Scientifique Cantonal à Lausanne, où j’ai enseigné moi-même plus tard pendant de nombreuses années.Mais Loyola, qui vous l’a fait découvrir ?À 17 ans, j’ai voulu quitter l’école pour entrer aux Beaux-Arts, car j’hésitais entre la littérature et la peinture. J’aimais beaucoup Holbein, Goya, Courbet, Manet, Picasso et je dessinais et peignais en même temps que je composais des poèmes sous l’influence de Villon, de Baudelaire, de Verlaine.C’est votre mère qui vous a poussé vers les lettres ?C’est exact. Et elle m’a fait faire mon baccalauréat à Fribourg, au Collège Saint-Michel. C’est là que j’ai eu des maîtres d’une grande qualité – je pense au Père Pierre-Marie Emonet, à l’abbé Carrier, à l’abbé Dutoit – qui m’ontinitié à la scolastique, à la pensée de saint Thomas, de saint Ignace. J’ai été très attiré par le catholicisme…D’où votre amour du baroque et votre intérêt pour la danse des morts. J’ai parfois l’impression que toute votre œuvre non seulement est profondément religieuse, mais qu’elle est placée sous le signe du memento mori.Cette vision me plaît assez. Elle explique aussi mon amour pour Jean Tinguely. Je ne l’ai connu que relativement tard. Son œuvre également – il suffit de penser à ses créations de Notre-Dame des Abattoirs à Fribourg – est d’essence religieuse. Parmi ses dernières grandes compositions, il y a toute une série de triptyques célébrant, sur le mode ironique, la mort de notre civilisation qui, hélas, n’est suivie chez lui d’aucune résurrection. À la fin de sa vie, nous avions l’idée d’un livre en commun, un hommage à la Danse des morts de Holbein; cela devait s’appeler Nouvelle danse des morts. Hommage à Holbein. Je devais faire les textes qui auraient alterné avec ses dessins. Malheureusement, il est mort avant que nous ayons pu nous mettre au travail…Beaucoup de vos livres sont nés d’une collaboration avec des peintres. Vous avez aussi publié de nombreuses études sur le travail de vos amis peintres. Vous avez comme un besoin d’images. Encore une attitude fort peu protestante…Poésie et peinture ont toujours été pour moi intimement liées. Elles se déploient, chacune à sa manière, dans l’espace de la page ; elles entretiennent un rapport logique qui met les choses en place. Mes premiers recueils de poésie, déjà, étaient ainsi le fruit de collaborations avec des peintres : Une voix dans la nuit, publié en 1957, contient des dessins de Jacques Berger, Batailles dans l’air, paru deux ans plus tard, des dessins de Bazaine. Puis venaient Pierre Estopey, Moira Cayetano, Cécile Mühlstein, Pietro Sarto, Marcel Mathys, Pierre Keller, Chantal Moret et beaucoup d’autres.Sans parler de vos propres tableaux comme, par exemple, les Carnets du Minotaure. Un hommage à Picasso ?Picasso est évidemment présent à l’arrière-plan. Il domine totalement la peinture du XXe siècle.Il a tout absorbé, tout détruit et tout recréé. Mais le Minotaure est aussi à la fois une force de vie et une menace de mort. C’est Éros et Thanatos réunis dans le même mythe, c’est l’amour qui ne peut s’accomplir que dans la mort.Revenons un instant à vos débuts. Où en était la littérature romande dans les années cinquante, quand vous décidez de vous consacrer aux lettres ?Elle n’était nulle part. Ou plus exactement, elle était totalement dominée par CharlesFerdinand Ramuz dont personne n’osait assumer l’héritage. Le vrai héritage, j’entends, qui n’a rien à voir avec l’esprit «fête des vignerons». Le premier qui l’a compris fut Jacques Mercanton, un grand écrivain et un grand esprit européen, trop peu connu aujourd’hui et dont on mesurera l’envergure lorsque ses exécuteurs testamentaires oseront enfin publier le Journal qui est resté inédit, car il contient des vérités qui pourraient être blessantes.

Donc, pour vous, le problème de la littérature romande, si souvent débattu dans les années soixante, est un faux problème.Totalement. Elle n’existe pas, seul existe un complexe romand, fait de mesquineries et de petitesse. Il s’est manifesté entre les deux guerres sous forme d’un chauvinisme détestable, exaltant l’ordre et la tradition. C’est contre cet esprit-là que Bertil Galland et moi avons fondé la revue Écriture. Très vite, nous sommes entrés en conflit avec les Cahiers de la Renaissance vaudoise animés par Marcel Regamey. Pour Bertil Galland et pour moi, une littérature romande ne pouvait avoir de sens qu’à condition de sortir de ses frontières.Comment ranger d’ailleurs sous une même enseigne des écrivains ainsi différents que Maurice Chappaz, Georges Borgeaud, Yves Velan ou Philippe Monnier ?Je vous l’ai dit: la littérature romande pouvait exister au temps d’Amiel, mais plus aujourd’hui. Ce qui ne nous empêche pas de constater que les écrivains romands protestants ont souvent en commun un certain sens du concret, un penchant pour l’introspection, une sorte d’inquiétude métaphysique, alors que le sens du spirituel caractérise davantage les écrivains d’origine catholique.Une nouvelle fois, on a envie de dire que vous participez des deux tendances: vos romans sont à la fois nourris de votre vie et traversés par l’angoisse de la mort, alors que beaucoup de vos poèmes se rapprochent de la louange, comme le suggèrent déjà certains titres, comme Allegria.Oui, mes romans ont incontestablement un caractère autobiographique. Mais ce sont des romans, même si j’y parle de mon père, de ma mère, de mes rapports avec eux. D’autres livres sont des récits basés sur des observations, des souvenirs de faits précis.Comme cette histoire à laquelle vous avez assisté en 1942, à l’âge de huit ans et que vous n’arrivez à raconter que maintenant: Un Juif pour l’exemple (paru chez Grasset) ?Ce n’est pas tout à fait exact. J’ai plusieurs fois parlé de cette histoire atroce, par exemple dans un court texte, «Un crime en 1942», mais sans la raconter dans le détail, sans aller jusqu’au fond, ce que j’ai essayé de faire maintenant dans Un Juif pour l’exemple. J’en ai été hanté toute ma vie; mais pour qu’une histoire devienne un livre, il faut parfois une longue maturation pour que j’arrive à saisir ce que j’appellerai «ma part idéale». Dans ce cas précis, il fallait que je puisse enfin racheter ma culpabilité. Car je me suis toujours demandé «pourquoi lui, pourquoi pas moi ?» Ensuite, j’ai écrit le livre très vite, en un mois et demi, et je l’ai lu au fur et à mesure à Sandrine, car j’ai besoin du «gueuloir», comme Flaubert.Cet antisémitisme dont vous avez été témoin au moment de la Seconde Guerre mondiale, existet-il toujours ?Il existe toujours à l’état plus ou moins latent, et pas seulement à Payerne. L’histoirede la Suisse au XXe siècle reste à faire, l’histoire des mentalités, j’entends ; l’influence qu’avaient des mouvements comme «Ordre et tradition» n’a pas été mise au jour, d’où ce climat oppressant des années soixante à quatre-vingts dont nous avons parlé. Le retour du refoulé est loin d’être achevé. Les réactions violentes qu’a suscitées mon livre le prouvent. L’auteur a été brûlé en effigie sur le lieu même du crime. Mais je reste très calme face à ces attaques ignobles (c’est un trait de caractère que j’ai hérité de ma mère). Ma réponse sera le film tiré du livre qui, j’espère, fera prendre conscience à un public plus large encore de ce crime atroce.Un Juif pour l’exemple n’est pas le seul livre dont la matière est une histoire que vous avez vécue. À travers plus d’un personnage romanesque, on a l’impression de deviner la silhouette de votre père, de votre mère. C’est votre vie que vous racontez, en fin de compte.Oui et non. L’Ogre est un roman, de même que L’Ardent Royaume ou Les Yeux jaunes. Ils sont nourris de mon expérience, certes mais ce sont des fictions qui obéissent aux lois des œuvres de fiction. Certes, quand j’écris Monsieur ou Pardon mère, je parle de moi. Mais ce serait une erreur de lire mes romans à la seule lumière de mes écrits autobiographiques.Après tout, un auteur parle toujours de luimême, fût-ce indirectement. Quand vous parlez des écrivains que vous aimez – Gustave Roud, Ramuz, Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet – c’est encore vous. La même chose est vraie pour les peintres.Bien entendu. Rendre hommage à un prédécesseur, à un ami, c’est dire que l’on se sent en communion avec son œuvre, que l’on s’y retrouve, que, dans la nuit qui nous entoure, nous reconnaissons des voix semblables à la nôtre.

En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?Son intensité magique…dans une peinture ?Son pouvoir de rayonnement en moi, qui m’éveille à d’autres peintures…dans une sculpture ?La puissance sauvage de son érotisme plastique…dans une photographie ?Sa ressemblance avec le portrait imaginaire, celui que j’aurais pu faire moi-même de son modèle. Mais je ne suis pas photographe.…dans un livre ?Sa durée de ressemblance avec ma propre figure…dans une musique ?Son rythme…dans une architecture ?Sa nudité incandescenteSi vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?J’aimerais en choisir plusieurs: les défigurations d’Antonio Saura, les cruelles séries de Francis Bacon, toute l’œuvre d’André Masson. Dans la Suisse actuelle: toute la peinture de Jean Lecoultre.…dans la sculpture ?Sans aucun doute Alberto Giacometti. Dans la Suisse actuelle: Manuel Müller…dans la musique ?Bach, Mozart, Schubert et dans la musique contemporaine le blues de La Nouvelle Orléans et Miles Davis.…dans l’architecture ?Ce que je préfère dans l’architecture, ce sont les églises baroques: la cathédrale Saint-Ours à Soleure, Saint-Canisius à Fribourg, SainteMarie-Madeleine à Aix-en-Provence.…dans la littérature ?Toute l’œuvre de Flaubert

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