Conservateur au Musée d’art moderne (Centre Georges Pompidou), directeur du Musée Picasso à Paris, commissaire de nombreuses expositions internationales qui ont fait date: Vienne 1880-1938. Naissance d’un siècle (Paris et Vienne, 1986); L’Âme au corps. Arts et sciences, 1793-1993 (Paris, 1993; La Grande Parade. Portrait de l’artiste en clown (Paris et Ottawa, 2004; Mélancolie. Génie et folie en Occident (Paris et Berlin, 2005-2006) – Jean Clair ne cesse de s’interroger sur la place et la fonction de l’art dans nos sociétés contemporaines et de réfléchir à l’avenir de nos musées.
Robert Kopp:Qu’est-ce qui vous a décidé à choisir la carrière de conservateur ? Vos antécédents familiaux, vos premières émotions esthétiques ?Jean Clair:J’avais surtout envie d’écrire, pour échapper au mutisme du milieu familial. Mais je n’avais guère envie d’enseigner. André Chamson, directeur des Archives de France, à qui j’avais été recommandé – par qui ? –, m’avait dit, de sa voix profonde: «Pourquoi ne tentez vous pas la carrière des Musées ? Vous y trouverez du temps et du calme…». Le concours d’entrée des musées de France s’était ouvert en 1965. Je passai celui de 66. Le métier cependant se révéla vite très prenant: les musées sortaient de leur sommeil de cent ans, brossaient leur poussière, et commençaient leur mutation. Et l’envie d’écrire fut vite étouffée sous le poids d’une profession qui n’avait plus rien d’une sinécure. Mais j’y ai trouvé le plaisir d’habiter un monde de formes admirables et silencieuses, qui a toujours été mon monde, plutôt que celui des humains, trop fugaces, trop variables et trop bruyants. J’y ai sacrifié cependant, au moins jusqu’à ces derniers temps, mon ambition de faire une oeuvre littéraire.Sauf erreur, vous avez aussi publié un roman. Auriez-vous hésité, à une certaine époque, entre une carrière littéraire et une carrière artistique ?Par conformisme, plus que par goût, j’avais tenté entre-temps le concours de Normale Sup’. Mais les cours d’hypokhâgne, au lycée Henri IV, étaient si ennuyeux que j’ai pris le large après quelques mois. Un peu grisé par ma liberté, j’ai écrit mon premier roman, qui fut aussitôt accepté chez Gallimard. Mais il fallait bien trouver du travail, vivre. C’est alors que Chamson m’a donné son bon conseil et j’ai lâché l’amour des lettres pour l’administration des arts…
Quel est le souvenir que vous gardez de vos maîtres ? Quels sont les noms qui vous ont particulièrement marqué et quels sont vos rejets ?Enfant «déshérité», comme on disait alors si plaisamment, j’avais eu la chance pourtant d’échapper à la banlieue pour être admis dans un lycée parisien «Jacques Decour», l’ancien Collège Rollin, à Montmartre, où Mallarmé avait enseigné l’anglais. Chaque année, à l’anniversaire de sa mort, on lisait dans les classes la dernière lettre de Daniel Decourdemanche, dit Jacques Decour, fusillé par les Allemands en 1942, et qui avait été avec Paulhan, le fondateur des Lettres françaises. Ça marque une sensibilité d’enfant, plus que la lettre du pauvre Guy Môquet. Une partie des élèves venait de la petite bourgeoisie du quartier de la Nouvelle Athènes, derrière Pigalle, mais la plus grande venait des quartiers ouvriers de l’est, et surtout du milieu émigré des tailleurs et fourreurs juifs, dont les boutiques jalonnaient les rues qui descendaient vers NotreDame-de-Lorette. Je me sentais parfaitement à l’aise dans cette petite communauté adolescente qui partageait une furieuse envie de s’en sortir, donc une égale passion des livres. Cette passion était attisée par un professeur de lettres – qui était alors le professeur «principal» – un homme extraordinaire, long et émacié, qui avait connu les camps. Il s’appelait Samuel Abramovitsch. À quatre-vingt-dix ans, sur France-Culture, il donnait encore des causeries sur Rachi et les Foires de Champagne. C’est lui qui m’a donné l’amour de Baudelaire, de Rimbaud ou d’Aragon. On a du mal à imaginer ce qu’était alors en France une Éducation Nationale où officiaient de pareils enseignants, qui ne distinguait pas les vertus républicaines et les rigueurs de l’élitisme. C’est sans doute aussi grâce à lui qu’à quatorze ans, en 1954, j’ai lu pour la première fois, Du Mouvement et de l’immobilité de Douve de Bonnefoy, qui venait de paraître.Le reste a suivi. En Sorbonne, j’aurai la chance d’avoir Jean Grenier comme professeur d’esthétique. Nous n’étions que sept à suivre son séminaire alors qu’au même moment, les étudiants s’entassaient par centaines pour écouter Roland Barthes. Le plaisir du texte, c’était cependant Jean Grenier qui nous le transmettait, lui, le merveilleux auteur des Iles, l’ancien professeur d’Albert Camus, le philosophe désenchanté mais enchanteur d’une esthétique de la Vie quotidienne. En pleine terreur structuraliste et en pleine folie maoïsollersienne, Jean Grenier insinuait en nous les charmes d’un scepticisme élégant, et nous faisait lire Angelus Silesius… L’amour de la langue toujours, et l’honnêteté de la pensée. La parution de mon premier livre, au même moment, en 1962, m’avait fait rencontrer mon second mentor, qui allait renforcer ma méfiance des idéologies du temps. C’est Brice Parain, trop oublié aujourd’hui. Fils de pay sans lui aussi: on avait vite sympathisé. Sa thèse sur Les Origines et les fonctions du langage a été ma première initiation à la philosophie, c’est- à-dire au logos, et à sa règle – et à l’expressionnisme allemand ! Il avait été le premier intellectuel français à partir en Russie comme attaché culturel à Moscou. Le premier aussi à en revenir, désabusé. Sartre ne lui a jamais pardonné, et l’a exécuté dans ses Situations. La carrière de Parain en a été pour longtemps compromise. Et Sartre est resté pour moi l’exemple d’une certaine imposture intellectuelle à la française. C’est grâce à Parain que je suis entré à la NRF – la vieille NRF, la vraie: Arland, Paulhan, Dominique Aury, Jean Grosjean… J’ai commencé d’y tenir la chronique d’art – sans discontinuer, jusqu’aux années 90. Du milieu des banlieues, j’étais passé, en quelques mois, au cercle de la rue Sébastien Bottin. C’est grâce à Brice Parain aussi que j’ai fait la connaissance de Pierre Klossowski – qui m’intriguait à cause de ses traductions de Rilke et de Lou Salomé. Klossowski, à son tour, c’était le milieu de Balthus et de Jouve, un certain érotisme, une certaine exigence de cérébralité, et un certain cosmopolitisme polyglotte, dont je n’ai jamais oublié le goût. J’ai fait ainsi un diplôme sur un poète symboliste flamand d’expression française, Max Elskamp, et sous la direction d’un Professeur lausannois, Gilbert Guisan. Tout m’était bon à m’échapper du couvercle parisien. Et l’amour de la francophonie s’est approfondi quand je suis parti au Québec, et que j’y ai retrouvé les tournures et les expressions paysannes de mon enfance. Marginal du milieu littéraire parisien, je me suis toujours senti plus à l’aise chez les marginaux, les veilleurs de la langue aux frontières, Belges, Suisses, Canadiens.À la fin de vos études, vous êtes tombé en plein Mai 68. Comment avez-vous vécu cet événement et quel est le souvenir que vous en gardez ?Je me trouvais à ce moment-là à Ottawa, jeune stagiaire à la Galerie Nationale du Canada. Et le fait est que Mai 68, vu des rivages américains, c’était la fin du printemps de Prague et l’entrée des chars soviétiques en Tchécoslovaquie… Les émeutiers du Boulevard SaintMichel, en comparaison de cet événement si grave, apparaissaient comme des hurluberlus, des nantis, que l’avènement de l’affluent society avait troublés, les habituels acteurs du folklore estudiantin. Mai 68 entamait sans doute le début d’un déclin intellectuel de la France, mais sa vraie signification était à l’est, c’était le début de la libération de la Mitteleuropa, chère à mon cœur, et le début de l’effondrement de l’Empire russe. Cette distance pour lire l’événement, je l’ai gardée et, ajoutée au scepticisme appris de Grenier et de Parain, elle m’a préservé de certains fièvres, brutales et bénignes, qui caractérisent la vie intellectuelle parisienne.Le Centre Pompidou n’est-il pas un enfant du mouvement de Mai ? Comment vous y êtes-vous senti ? Et pourquoi n’y êtes-vous pas resté ?C’était surtout la fantaisie d’un Président qui voulait se donner l’éclat d’un homme de goût éclairé, d’un défenseur passionné de la modernité. On a vu d’autres exemples depuis, bien pires. On a oublié que la création de Beaubourg a été payée, aussi, de la mise à l’écart de deux figures historiques du milieu des musées et de l’histoire de l’art, Jean Cassou et Jean Leymarie, à qui on n’a pas pardonné leur opposition au projet. Leur éviction a été le début d’un processus où les représentants d’un milieu humaniste et lettré, qui faisait la force de la France, ont été peu à peu remplacés par des technocrates, des hommes d‘action «efficients», des chefs d’entreprise… J’ai travaillé douze ans à Beaubourg. C’est le succès de l’exposition Vienne qui, curieusement, a entraîné mon renvoi. On m’a reproché d’avoir introduit les germes de la décadence – la Schlamperei viennoise, j’imagine ! – dans le temple de la modernité radicale. Et l’on m’a prié de quitter les lieux.Parmi les premières grandes expositions que vous avez réalisées, il y a l’exposition Balthus au Centre Pompidou en 1983-1984, vous avez également été responsable de l’exposition au Palazzo Grassi à Venise en 2001 et vous avez publié, avec Virginie Monnier, le Catalogue de son œuvre. Enfin, vous préparez l’exposition du centenaire de sa naissance pour la Fondation Gianadda. Cet artiste semble avoir beaucoup compté pour vous, bien qu’à certains égards, il se situe aux antipodes de Picasso. Que signifie-t-il pour vous ?Picasso pourtant admirait Balthus, au point de lui avoir acheté une toile, Les Enfants, qui se trouve aujourd’hui exposée au Musée Picasso. Apollinaire parlait de deux forces qui agitent la poésie, l’ordre et l’aventure. Balthus et Picasso ?
Je ne sais pas au fond pourquoi j’ai été si tôt attiré, fasciné, par cette famille d’esprits, Rilke, Balthus, Jouve, dont j’ai immédiatement senti les affinités pour ne découvrir que très récemment les faits historiques précis qui les avaient réunis. Un tropisme immédiat pour un pays spirituel dont les frontières commencent à la Flandre et se terminent au Belvédère de Vienne, l’Europe centrale, la tradition d’un certain romantisme germanique, le goût et même la pratique de la psychanalyse. Picasso, en revanche, ne m’a jamais été très proche. Je l’ai admiré au point d’en être agacé, mais comment aimer une virilité aussi imposante ? On se sent forcé d’applaudir devant des tours d’athlète, comme au cirque, ce cirque qu’il aimait tant. Mais être touché au fond de soi, non, cela ne s’est pas produit.Balthus est, avec Picasso, un des rares artistes auquel vous avez consacré des expositions monographiques. Vous semblez privilégier les expositions thématiques, réputées plus difficiles. Surtout à une époque où les musées ne jurent que par de grands noms. Pourquoi ?Je suis très peu historien d’art. Plutôt porté à l’érudition libertine, ou plutôt au libertinage érudit, j’effleure, je ne saisis pas. Un peu dilettante. Mais très passionné. Cela m’a conduit à négliger la voie française de la monographie savante, avec ses notices ennuyeuses et ses attributions infinies, pour explorer plutôt une voie germanique, là encore, celle de la tradition de Warburg, Panofsky, Gombrich: l’histoire de l’art conçue comme un aspect de l’histoire des idées. Mon amour de la littérature, ma curiosité pour le monde scientifique, – mes plus grandes émotions d’enfant ne furent pas le Louvre, mais le Conservatoire des Arts et Métiers et le Palais de la Découverte –, ma volonté de trouver un sens là où l’historiographie française ne veut voir qu’une forme, m’a mené à faire ces expositions transdisciplinaires dans lesquelles dialoguent, parfois avec grandes difficultés, des scientifiques et des historiens, des philosophes et des poètes. Bien entendu, j’ai eu beaucoup de mal, chaque fois, à faire accepter ces projets et plus de mal encore à les réaliser. Aucune de ces expositions n’a bénéficié d’un mécénat. Quel fabricant de parfums ou quel marchand de bois aurait jamais voulu accoler son nom à la Mélancolie ?En fait, trois des expositions thématiques que j’ai faites, les plus importantes, n’ont pu seréaliser que parce qu’il y avait un «trou» dans la programmation, et qu’on tolérait l’idée que je vinsse le combler…Parmi les nombreuses expositions que vous avez organisées, en est-il auxquelles vous accorderiez une importance particulière et pourquoi ?Il y en a une qu’on ne cite presque jamais, qui est oubliée, qui n’a pas obtenu le succès de « Vienne » ou de « Mélancolie », et c’est pourtant à mes yeux la plus importante, dans la mesure où elle a changé, aux yeux du grand public, la façon dont on conçoit l’art du XXe siècle. C’est, en 1981, l’exposition sur «Les Réalismes entre Révolution et Réaction, 1919 – 1939». Pour la première fois, on tentait de montrer que l’histoire de l’art moderne n’était pas une ligne continue et triomphaliste qui courrait de Cézanne à Pollock en passant par le cubisme et l’objet brut à la Duchamp, en passant par les abstractions géométriques, le Bauhaus – ou lyriques (pour aller vite), mais une histoire où avait dominé la figuration, entre les deux Guerres, avec l’École Métaphysique en Italie, la Nouvelle Objectivité et le Réalisme magique dans les pays du nord, le réalisme d’un Spencer en Grande Bretagne, le Précisionnisme aux États-Unis – et dont les héritiers, à notre époque, n’étaient pas les minimalistes américains ou les néo-dadas européens, façon César ou Arman, mais des individus singuliers et les seuls importants, comme Hopper, comme Giacometti, comme Balthus, précisément, comme Lucian Freud… et quelques autres.Dans les années 80, il s’est construit en moyenne un nouveau musée par an; aujourd’hui il s’en construit un par mois. À quoi correspond cette accélération et où nous conduit-elle ?«Le blanc manteau des églises» disait le moine Glaber aux alentours de l’an 1000, qui le voyait s’étendre autour de lui. Le linceul gris des musées, pourrait-on dire aujourd’hui, prétendant dissimuler sous lui une religion moderne de l’art, un substitut dérisoire, dontl’extravagance ou la somptuosité architecturale de ses temples, de Frank Gehry à Jean Nouvel, suffit de moins en moins à cacher la pauvreté de ses contenus. Des coques vides, des cénotaphes. Mais ces immenses chemins de pèlerinage, au Louvre ou ailleurs, ces masses affolées et avachies de gens qui viennent chercher, sur les traces du Da Vinci Code, un vague salut par l’esthétique, ont rendu toute dévotion vraie impossible. Il en résulte un grand désarroi – que vient provisoirement distraire, à la sortie, dans d’innombrables échoppes ouvertes sous les forums marchands, la vente des cartes postales et des foulards inspirés du folklore alsacien ou de Marie- Antoinette, comme autrefois, la vente des indulgences ou des médailles pieuses. Vivement la Réforme, … ou l’Islam !Votre dernier livre, dites-vous, est «né d’un désenchantement». N’était-ce pas déjà le cas de certains de vos livres précédents, tel le Journal atrabilaire et sa suite, Lait noir de l’aube ? Aux causes lointaines ne s’est-il pas simplement ajouté un événement récent, plus grave sans doute que certains événements précédents, la création d’un Louvre-bis à Abou Dhabi. Est-ce la goutte qui a fait déborder le vase et qui vous a fait réagir avec véhémence ?
Il y a longtemps que le musée, institution publique, enfant né des Lumières et la Nation, rêvait de devenir une entreprise régie par les lois du marché privé et du libreéchange. Cela a commencé dans les années 80 avec la création des «produits dérivés» que je viens d’évoquer. Mais cette dérive est allée très loin: le musée doit être aujourd’hui une entreprise comme une autre, «générer des bénéfices», céder sa marque, la franchiser, ouvrir des succursales ou des branches, louer ses œuvres, monnayer son savoir-faire… Ce faisant, on oublie un fait fondamental: le musée, comme toute institution transcendante à une communauté, ne prend son sens, sacral en effet, puisqu’il fonde l’unité d’un socius, que d’un «sacrifice» – à l’égal de toute institution qui soude une société dans sa durée, dans son histoire. Le sacrifice, depuis toujours, c’est en l’occurrence le fait qu’une œuvre, dite «d’art» quand elle entre dans un musée, mais qui hier était encore un objet de culte, ou bien la propriété privée d’un collectionneur, est retirée de la circulation marchande, soustraite au circuit économique, et mise au rang d’un objet inaliénable, invendable, dont le rassemblement, avec des milliers d’objets semblables, constitue le miroir symbolique d’une nation, sa mémoire visible: objet de culture, après avoir été objet de culte, objet de connaissance publique après avoir été objet de délectation singulière. mais jamais, au grand jamais, produit culturel de consommation, que le terme même de «consommation» suffit à faire rentrer dans le circuit marchand, au même titre que tout autre produit, flacons «griffés» d’un parfum, ou avions militaires.C’est au printemps de 2007, le gouvernement français a rendu public le projet du «Louvre d’Abou Dhabi», un projet qui a suscité de vives réactions. De quoi s’agit-il exactement ?Il s’agit de céder la «marque» Louvre à un Émir – la propriété d’État et la propriété privée étant ici confondues – pour un édifice qui se fera appeler le Louvre Abou Dhabi, qui ouvrira en 2012, et dont les collections seront pour l’essentiel constituées de locations, à titre onéreux, de chefs d’œuvres tirés du Louvre originel. Le savoir-faire des conservateurs français sera pour l’occasion lui aussi monnayé – jusques et compris une activité de conseil pour l’achat d’œuvres disponibles sur le marché, pour constituer la collection de l’Émir. Ce dernier point, à lui seul, soulève une masse de questions déontologiques et juridiques, puisque le savoir d’un conservateur des collections publiques doit n’être utilisé qu’aux seules fins d’en faire bénéficier le patrimoine de son pays… Cela ressemble étrangement au délit d’initié de certains responsables de sociétés sous contrôle pourtant d’un État…Selon vous, ce contrat est contraire à la «déontologie muséale». En quoi exactement ? Et quel est, d’après vous, le rôle d’un musée dans la société d’aujourd’hui et dans celle de demain ?On tente de justifier ce projet en faisant appel à des notions pompeuses, l’universalité de la France, la générosité, le dialogue des cultures… C’est oublier, de façon méprisante, que l’essentiel de notre tâche a toujours été de prêter les œuvres de nos collections à tout le monde et à travers le monde. Le seul département dit du «mouvement des œuvres» du petit Musée Picasso, gère chaque année entre deux et quatre mille prêts ! Ils sont faits à titre gracieux, à des centaines d’institutions, des États- Unis au Japon, du Mexique à l’Australie. La mise en pratique de location à titre onéreux pour des expositions à caractère uniquement touristique, signifie en réalité la fin des expositions. Et la fin du dialogue entre les cultures…
La Fondation Salomon Guggenheim avec ses succursales à travers le monde entier ne fournitelle pas la preuve que cette économie de l’immatériel peut avoir des retombées matérielles fort tangibles ?C’est le modèle implicite d’Abou Dhabi. Mais, comme l’expliquait Philippe de Montebello, le Président du Metropolitan Museum de New York, récemment, dans un quotidien du soir, la confusion entre les missions publiques d’une collection nationale, et l’entertainment business est à court terme mortelle pour ces lieux de mémoire, les musées, que nous avons aimés et servis. Le même journal a consacré une page entière, la même semaine, au système Guggenheim, en démontrant que, pour deux réussites, le Guggenheim de Bilbao – dont il faudrait d’ailleurs mesurer toutes les composantes politiques et financières – et le Musée de Venise, dont le succès est essentiellement dû à la permanence de la collection de Peggy Guggenheim, toutes les entreprises ont été des échecs, entraînant la démission des principaux mécènes et trustees, la vente de nombre d’œuvres pour assécher les dettes, et la fermeture du projet le plus ambitieux, celui de Las Vegas, dont s’inspire au demeurant Abou Dhabi …«Aujourd’hui – écrivez-vous – ce qu’on appelle‘art’ n’est plus qu’un idiotisme exprimant les caprices infantiles d’un individu qui croît ne plus rien devoir à personne.» Ainsi, l’art serait donc mort. Mais en cherchant bien, ne reste-t-il pas quelques survivants. N’en auriez-vous pas connu vous-même ? Balthus ? Musič ? Kiefer ?Ce sont des individus, repliés dans la solitude de leur atelier, qui ont conscience de perpétuer une tradition morte. Il y a eu les Écoles, les Académies à l’Âge classique puis, au XIXe, le compagnonnage des cafés de la bohème. Mais où sont aujourd’hui les lieux où se rencontrent les artistes ? Chacun est seul, entreun marchand et un marché – d’où même les galeries ont disparu, remplacées par les maisons de vente…Pendant des siècles, l’art a été identifié avec le beau. Or, de nos jours, l’art a le plus souvent partie liée avec le laid. Vous vous en êtes d’ailleurs ému dans un essai récent, De immundo. Toutefois, les partisans de l’art contemporain invoquent souvent la situation historique pour justifier ce recours à l’immonde: après Auschwitz, il n’y a plus de place pour la beauté dans le monde, comme on ne peut plus écrire – du moins selon Adorno – de poésie. Qu’avez-vous à leur répondre ?Adorno ne comprenait rien à Sibelius, ce magnifique musicien, Il n’a jamais rien compris non plus à la poésie. C’est une figure funeste de la philosophie moderne, comme Sartre l’a été à l’Université française. La vérité est que la poésie est la seule réponse possible à l’horreur et à la barbarie concentrationnaire. C’est Musič avec ses dessins de Dachau, c’est Paul Celan avec ses poèmes. Mais le fait est que la «production» contemporaine en art a pris parti pour les bourreaux: l’immonde, ce qui n’est pas de ce monde, ce qui tombe hors du monde. Bien des traits de l’art de l’avantgarde relèvent curieusement, et au motif près, dans les scènes de sadisme et de coprophagie en particulier, de l’iconographie canonique de l’Enfer, un satanisme, en fait, règne dans la création d’aujourd’hui, musicale et plastique, au sens où Thomas Mann, dans le Docteur Faustus, disait que l’enthousiasme du créateur, son invasion par un principe divin, «théologique» – ne pouvait plus être aujourd’hui qu’inversé. «C’est le diable, écrit-il, qui est le vrai seigneur désormais de l’enthousiasme». Leverkühn, son héros, prototype du créateur contemporain, compose une Apocalypsis cum figuris qui est l’exacte antithèse de l’Hymne àla joie.
En quelques mots
Qu’est-ce qui vous émeut……dans un objet ?sa fragilité…dans une peinture ?sa lumière…dans une sculpture ?sa fugacité…dans une photographie ?sa durée…dans une livre ?sa rapidité…dans une musique ?son éternité…dans une architecture ?sa vanitéSi vous deviez choisir une œuvre……dans la peinture ?Zurbaran, L’Enfant Jésus se blessant avec la couronne d’épines, dit La Maison de Nazareth, 1630, Musée des Beaux- Arts de Cleveland…dans la sculpture ?Nicolas de Leyde, Buste d’homme accoudé, 1463-1467, Strasbourg, Musée de l’Oeuvre Notre Dame…dans la musique ?Wagner, Le chant final d’Isolde dans Tristan et Isolde…dans l’architecture ?La Gare d’Anvers…dans la littérature ?Le livre que je suis en train de lire.
Parcours
Né en 1940 à Paris. Etudes de lettres, d’esthétique puis d’histoire de l’art. Passe le concours d’entrée des Musées de France en 1966. En 1967, grâce à une bourse Arthur Sachs, passe une année de post-graduate à Harvard. Immédiatement après, il est engagé par la Galerie Nationale du Canada comme conservateur stagiaire. Nommé en 1969 au Musée national d’art moderne de Paris dont Jean Cassou est encore le Directeur. En 1970, se fait mettre en disponibilité pourprendre la direction de la revue L’Art Vivant, prototype de la revue d’avant garde post-68, qu’il quitte en 1975 pour être nommé au Centre Pompidou, qui sera ouvert deux ans plus tard. Il a la responsabilité de l’exposition inaugurale, Marcel Duchamp, puis se lance dans des expositions pluridisciplinaires conformes à la vocation originaire du Centre, Les Réalismes en 81, Vienne, Naissance d’un Siècle en 85. Il est alors remercié et passe deux ans «au placard» dont lePrésident Mitterand le sortira pour le nommer à la tête du Musée Picasso en 88. Consacrant de plus en plus de temps à son oeuvre personnelle, il multiplie les études sur les artistes, les essais, les écrits intimes, les collaborations à des revues, tout en assurant la commissariat d’expositions internationales, dont celui du Centenaire de la Biennale de Venise en I995. Le Prix international Cino del Duca, décerné par l’Institut de France, vient en 2005 couronner son travail.