En septembre 1961 Cocteau (1889- 1963) se trouve en villégiature à Marbella, station huppée où il arédigé quelques mois auparavant Le Cordon ombilical. C’est de là qu’il adresse à un certain Manfred Rongen un «amical souvenir», sous la forme d’un dessin dédicacé, occupant toute la hauteur de la page.Le poète s’y présente sous les traits d’Apollon, dont le profil juvénile est exécuté d’un seul trait de plume. L’inclinaison en arrière de la tête et la bouche ouverte montrent que le dieu chante. D’ailleurs, on voit la lyre ou plutôt la cithare dont il s’accompagne. L’instrument, placé au second plan, est parfaitement reconnaissable bien que schématique: montants terminés en volutes, cordes parallèles (au nombre de cinq), caisse quadrangulaire, pied incurvé.Cocteau a fait en sorte que, dans son dessin, Apollon se confonde avec sa cithare. Ainsi, la volute droite de l’instrument paraît sortir de son front, comme une corne. Quant à la traverse horizontale, elle semble enfoncée dans son œil. Lequel est surmonté d’un sourcil oblique, en arête de poisson, qui confère au regard une certaine sauvagerie.Le dieu porte une couronne de laurier, la plante qui lui est consacrée. Par-dessous, sa chevelure ondulante descend bas sur le cou, tout en dégageant l’oreille.Cocteau se doutait bien que son correspondant conserverait précieusement son dessin. C’est pourquoi il l’a signé, en répétant la date figurant en haut de page. Sans oublier l’habituel astérisque !
Du poète aux mille facettes, nous reproduisons aussi un brouillon de texte, qui commence par ces mots: «Une sexualité supérieure permet de jouir (…) de la poésie, où qu’elle se trouve. Ce sexe, ni mâle ni femelle…»La fébrilité de l’écriture, le chaos de la mise en page, le décousu du propos frappent d’emblée, au point qu’on se demande si l’auteur était dans son état normal quand il a tracé ces lignes.Faut-il y voir l’effet de l’opium, dont il a abondamment usé, ainsi qu’il l’a reconnu luimême dans un livre publié en 1930 ? C’est très probable.À noter que dans son texte, qui porte donc sur la poésie, Cocteau mentionne un instrument de musique: ce n’est cette fois ni la lyre ni la cithare mais la populaire guitare. En l’occurrence, elle figure dans un tableau de Picasso (1913) qui offre la particularité étonnante de pouvoir se lire à l’envers.On remarquera encore, en marge de la feuille (recto), deux petites figures, une tête d’homme et une autre, celle d’un chien à l’oreille pendante. Dans cette tête de chien, Cocteau a incorporé le mot «vérité». Sans doute une allusion à la confiance qu’on peut accorder à ce fidèle compagnon. Par opposition à l’amant volage, caricaturé juste à côté ?Enfin, pour la datation du texte, on ne dispose que d’un seul indice: l’année 1930, citée à propos du tableau de Picasso et des sarcasmes qu’il a suscités à l’époque. Elle constitue le terminus à partir duquel il faudrait rechercher une autre période de la vie du poète, où il aurait rechuté dans les paradis artificiels.