La création de Jean Fautrier dans les années 1926-1929constitue sans doute, à nos yeux, l’une des jeunes réponses les plus radicales à l’univers décoratif et sensuel des odalisques souvent accompagnées de natures mortes que Matisse (1869-1954) a peint dans les mêmes années.
En rabattant le jeu éclatant des couleurs vers la seule gamme des terres sombres et des noirs, Jean Fautrier(1898-1964) inverse en quelque sorte la profusion du propos matissien, mais suit en fait la même ligne – celle que nourrit l’unique souci de la peinture, et non tant la visée de restituer la vie, décrite comme dans un récit ou monumentalisée. Dès 1925, Fautrier se détourne de son réalisme prégnant des années 1921 à 1924 au bénéfice d’une vérité picturale qui affirme librement le réel. Il s’engage entre les deux Salons d’automne, ceux de 1926 et 1927,dans la «peinture noire», qui privilégie, contre la saisie immobilisatrice, la vibration du surgissement, déclinant venaison et dépouilles d’animaux, (petits) nus aux échos africains, quelques têtes, des bouquets, des paysages de glaciers d’ébène.Au Kunstmuseum de Winterthour, cette Athènes des musées suisses (où Fautrier n’est pas représenté par ailleurs), au sein d’une collection véritablement exemplaire et toujours singulière, deux toiles non datées, appartiennent à la «période grise», dira-t-on, que l’on peut sans témérité dater de 1927 – voire de 1928. Le noir, aux qualités à la fois réfléchissantes et absorbantes, cède alors sa domination à un dialogue avec des gris efflorescents mis au service de fruits et de bouquets qui chantent de loin la tradition du XVIIIe siècle français – Fautrier aime Chardin (1699-1779) – que le marché bourgeois auquel s’adresse le jeune peintre n’a pas encore oublié.
Si les Fleurs dans un vase bleu, sans doute légèrement raides, se destinent peut-être mieux à ce dernier public, la Nature morte aux poires fait apparemment appel avec succès à des données plus subtiles – et perturbantes. À la manière d’un triple bijou serti, des poires sont couchées sur un lit de matière vaporeuse et ombrée dans un cageot à fausse frontalité et perspective infidèle. Ce dispositif «abstrait», conçu par plages et/ou taches, est peint à l’huile sur une toile non préparée qui a reçu, comme des glacis, plusieurs couches tour à tour brillantes ou mates. Sur le «lait» éthéré est venu le gris plus sombre, rejoint lui-même par le noir anthracite. Le vert des trois poires (tout comme les inflexions orange au bord du cageot) repose sur cet étagement de lumières et d’ombres. L’opération suivante est celle du dessin, qui vient par sgraffito délimiter les objets. Sur la queue de la poire de gauche, un trait de peinture grise est pour finir mis sur l’incision dessinée. Les fruits sont allusifs et l’espace s’enfuit par le haut – de manière informelle, ose-t-on suggérer en songeant à ce que serapar la suite l’œuvre de Fautrier, artiste fondamentalement lié à la «nature morte», jusque dans les hautes pâtes des fameuses Têtes d’otage (dès 1944) ?Cette façon de partir du plus clair et d’y poser des assombrissements successifs, de faire alterner transparence et matière, d’articuler zones abstraites et désignations concrètes, et d’intervenir dans la peinture par grattage, se vérifie dans les Fleurs dans un vase bleu – de quelle famille au demeurant: vieilles fleurs, pivoines ? Jusqu’à la fin, et même dans sa sculpture, Fautrier restera fidèle à cette part du dessin, par incision, par tracé ductile au pinceau ou par enfoncement linéaire de la matière. Sur le «lâcher» de la substance et de la forme dans l’espace, Fautrier ressent presque toujours le besoin d’inscrire le «capter», pour orienter l’épanouissement: cela se voit aussi dès 1943 dans les frottements de fusain, innervés à la plume d’arabesques féminines, que l’artiste jette innombrablement sur ses feuillets dessinés (le graphomane rejoint alors la calligraphie orientale).
La Nature morte aux poires de Winterthour n’est pas unique, mais elle est rare. À ses côtés, sur notre écran intérieur, nous placerons par exemple deux tableaux à l’huile de 1927 (?) de la collection Castor Seibel: Le Cageot de pommes (46 x 55 cm), aux fruits enfoncés dans un contenant à la fois positif et négatif, et Les Poires jaunes et ocres (38 x 46 cm) en lévitation dans un espace all over balayé de gris. Fautrier, à la réputation incommode, est un peintre d’une éminente sensibilité.