Comment peindre. Ou plus durement: comment peut-on peindre encore ? Cette question, Jean Lecoultre la fait poser par chacun de ses tableaux. Comme si existait moins pour lui la peinture, qu’une succession agressive, parce qu’à chaque fois remise en question, de tableaux aventurés sur le vide, sur le dégoût d’être au monde bas, le doute de leur propre nécessité, l’énigme résolue et déjà insoluble de leur apparition, puis de leur intensité plastique. De sorte que le travail de Jean Lecoultre est davantage un combat contre la peinture, – contre ce qui constituera une peinture, ainsi contre le tableau qu’elle deviendra.
Tant de peintres peignent contre la nature, contre le sujet qu’ils lui empruntent ! Jean Lecoultre nepeint pas contre la nature, il se sert chez elle en objets, en lieux, en figures, pour se battre avec eux contre la peinture, contre l’acte de peindre et finalement contre leur produit: ce tableau honni, refusé, attendu puis apparu comme un Lecoultre.Objets dénaturés ou déviés, lieux déchiquetés ou détournés, figures ou fragments de figures bientôt coupées, hachées, massacrées, tous hôtes greffés, victimes assignées à cette torture accomplie que sera le tableau voulu. Mais voulu, gagné, obtenu, au prix de quelle froide boucherie ! (Et qu’ici le rappel de la chambre froide des grands bouchers ne survient pas en intrus, c’est le local où attendent les viandes avant d’être débitées au laboratoire. Mots et matières affidés au territoire de Jean Lecoultre.)
Contrairement aux yeux classiques, et même au regard romantique, la nature n’est donc pas simple à ceux de Jean Lecoultre, ni la nature des choses, ni celle des figures qui tentent de s’y accrocher. À Jean Lecoultre, depuis les années soixante, elle apparaît comme crucifiée à sa terrifiante complexité. D’ailleurs il n’y a pas (ou plus) de nature, il y a destin, il y a viol. Le monde de Jean Lecoultre est fait de traces qui saignent, qui silencieusement hurlent, parce qu’elles sont les restes d’un autre monde, d’un autre mode d’être, et d’une autre âme, qui nous ont laissés en rade. Trahi, saigné, abandonné notre monde, et nous avec lui. La bataille de Jean Lecoultre contre la peinture, et contre le tableau à naître, est mimétique de cette fuite, de ce récent viol, de cet abandon. Nous béons, faits comme des rats, et il faudrait que le tableau chante !Mais non, il ne chante pas le tableau, à son tour il agresse, il se moque, il blesse comme l’Ironie de Baudelaire menace et mord.C’est là que nous retrouvons Jean Lecoultre. Le tableau, résultat d’une guerre après le délaissement, la fuite, la disparition d’un monde nôtre, d’un art de vivre qui fut nôtre, d’un usage des choses qui fut nôtre. Sentiment aggravé de notre précarité. Apprentissage d’un fragment de siècle à vivre sous la menace de destruction totale, d’attentat partout imaginable, de maladie inéluctable, de fin de partie et de ruine métaphysique. Mort et infirmité dans l’esprit, mort et infirmité dans le corps. La «vorace Ironie» fait le reste. Je veux dire qu’elle laisse, au tableau, sa part de rire, de défi, de surpassement de soi-même dans le pire.Je ne me trouve jamais devant une peinture de Jean Lecoultre sans éprouver le sentiment d’un formidable déchaînement contenu. D’une violence, d’une colère prête à éclater, – le tableau l’annonce et la retarde, ou plus dangereusement la contient pour nous menacer, nous inquiéter, nous avertir de son effet toujours possible. Effet à l’instant suspendu, et concentré dans la charge menaçante du tableau à regarder.
Devant un tel tableau je m’étonne à chaque fois de ne pas trouver un petit écriteau, ATTENTION DANGER, ou le crâne jaune muni de deux tibias qui pare les paquets de munitions dont je faisais connaissance à l’armée, ceux des grenades D17, entre autres, que ma batterie de DCA lançait dans les pâturages de Scanfs, sous le ciel azuré de l’Engadine, cela faisait des trous gros comme des maisons. Ici aussi avec cette peinture, ATTENTION DANGER TABLEAU DE LECOULTRE, risque de déflagration, d’explosion, de destruction de l’imprudent qui s’aventure à ce spectacle. À cet attentat différé. DANGER TABLEAU DE LECOULTRE. Morale de l’apophtegme: celui qui s’expose à l’examen d’un Lecoultre, de témoin risque assez tôt d’être transformé en victime.Ainsi vont l’horreur du monde, la peinture qui s’y est faite contre elle-même, et la surprise du spectateur qui s’approchait imprudemment. Autant de sales farces, en vérité, sinistres histoires et leurs suites dans le tableau que l’on croyait tel qu’en lui-même (mais qui s’aggrave à chaque fois d’autant de charges) et dans la tête de l’amateur (averti mais un peu tard de ce qu’il a risqué). Sans parler de l’état du monde, – lieux abîmés, corps vieillissants, figures détruites, cerveaux avilis et aplatis par la hantise médiatique, la veulerie politique, l’obsession sanitaire du bonheur. Ni de la suante Bêtise. Ni même de l’arrogance publicitaire, si Jean Lecoultre aussi bien s’en saisit ironiquement, à preuve la série des Interviews où la radio, l’empire télévisuel et Internet étaient retournés contre eux-mêmes dans des peintures où la mort de la vraie parole et du classique échange des mots était hypostasiée en autant de crânes au vertige vide.
Ou dans la sarabande des Peluches dérisoirement abandonnées à leur enjolivement du rien.Ou dans la fuite des escaliers ne débouchant jamais que sur eux-mêmes, marches eux aussi du vide, conducteurs au rien, guides au néant où quelques traces signifient encore un viol ou la scène d’un crime.Mais qu’est-ce qu’un viol ou un crime, devant l’infini de l’inanité. De l’absolue absence du temps vide ? Ou le viol et le crime tirent-ils leurpuissance de scandale d’être devenus ce plan peint, ce hurlement peint, pour finir ce tableau peint comme un arpent absurde, une mesure morte, une élégie exsangue en tache visqueuse au-devant du gouffre sans nom ni forme ?Je suis prêt à parier que le tableau de Jean Lecoultre, dans son paradoxe schizophrénique, – apologie de la destruction intolérable, accomplissement de la destruction en œuvre d’art –, répond à ces deux questions.En même temps qu’à chaque tableau en chantier, le peintre depuis plus de soixante ans opère contre tout consensus de bienséance ou de récupération civique, s’avançant par des voies obscures, dictées du moi profond ou venelles de traverse très vite sujettes à la réprobation ou à l’indignation des pharisiens. Jean Lecoultre, lettre du 6 mai 2008: «Tu sais depuis toujours que je me range dans le camp du désordre. Mon âge m’offre aujourd’hui le privilège de m’aventurer toujours plus avant en terra incognita.»Territoires greffés, Domaines rapportés, Répliques, Interviews, Témoins retrouvés, Composants dérivés, Jean Lecoultre affectionne pour ses expositions les titres concrets et abstraits, – titres de poète ou d’onomasticien matérialiste, ils imposent leur stratégie à toute approche de leur série. Ruse de guerre: chacun de ces titres concentre le combat dont le tableau est le produit, et l’effet de son apparition, stupeur belle. Nœud critique et illumination esthétique.Car la beauté, même injuriée, toujours contrariée, n’est pas absente de l’exercice. Et c’est un paradoxe de plus qu’elle résiste à tant d’obstacles. Comme si sa résistance même, et son pouvoir d’apparition, se constituaient malgré le peintre, et même contre lui, en dépit de lui, qui peint contre le tableau – peinture rétive, sujet rétif, guerre totale. Haine de la peinture, comme il y avait haine de la poésie chez Georges Bataille, peinture et poésie se faisant «jour», étrange clarté, beauté coupable, par le sang, les restes, la nuit, la sanie, qu’elles repoussent et qu’elles aimantent pour survivre.C’est de cette survivance que la peinture de Jean Lecoultre obtient la fascination qu’elle exerce sur son spectateur. Sursis gagné d’opaque lutte, je le vois de tableau en tableau, sur le fil du rasoir qui menace et ne tranche pas dans le geste créateur et le sentiment du rien où le tableau se maintient en voulant s’anéantir.