Jordaens, l’alchimie du baroque

Jordaens-L-alchimie
Tancrède Hertzog Jacques Jordaens – et non plus Jacob Jordaens comme son nom avait été erronément néerlandisé par l’historiographie flamande au XIXe siècle – n’avait jamais bénéficié d’une grande rétrospective monographique en France, pays dont nombre de musées possèdent pourtant des toiles de sa main (Le Louvre mais aussi le Petit Palais, les musées de Lille, Rennes, Quimper, Lyon, Marseille, Aix, Douai, Valenciennes et d’autres encore). Rien que ces dix dernières années, Rubens, son illustre maître, a, lui, bénéficié de pas moins de trois expositions dans l’hexagone (à Lille en 2004, au musée Jacquemart-André en 2010-2011 et au Louvre-Lens pas plus tard que cet été). Ce traitement est révélateur du destin de Jordaens, passé à la postérité, auprès du grand public, comme une sorte d’ersatz rubénien, un produit dérivé talentueux mais moins génial, moins noble et plus léger, un bon bourgeois peignant des scènes de grasses beuveries en poussant le style de Rubens jusqu’à la caricature. En réalité, l’exposition le montre alors même qu’elle ne présente pas toutes les plus belles toiles de l’artiste – il y en a tellement, à commencer par l’époustouflant Jésus chassant les marchands du temple accroché non loin du Petit Palais, au Louvre, mais qui n’a pas fait le déplacement, probablement du fait de ses dimensions colossales – Jordaens n’a pas besoin de l’ombre de Rubens, si lumineuse soit-elle, pour exister et son génie propre ne s’est pas contenté de ressasser les formules de son maître, bien au contraire. [caption id="attachment_3437"...
Tancrède Hertzog
Tancrède Hertzog

Jacques Jordaens – et non plus Jacob Jordaens comme son nom avait été erronément néerlandisé par l’historiographie flamande au XIXe siècle – n’avait jamais bénéficié d’une grande rétrospective monographique en France, pays dont nombre de musées possèdent pourtant des toiles de sa main (Le Louvre mais aussi le Petit Palais, les musées de Lille, Rennes, Quimper, Lyon, Marseille, Aix, Douai, Valenciennes et d’autres encore). Rien que ces dix dernières années, Rubens, son illustre maître, a, lui, bénéficié de pas moins de trois expositions dans l’hexagone (à Lille en 2004, au musée Jacquemart-André en 2010-2011 et au Louvre-Lens pas plus tard que cet été). Ce traitement est révélateur du destin de Jordaens, passé à la postérité, auprès du grand public, comme une sorte d’ersatz rubénien, un produit dérivé talentueux mais moins génial, moins noble et plus léger, un bon bourgeois peignant des scènes de grasses beuveries en poussant le style de Rubens jusqu’à la caricature. En réalité, l’exposition le montre alors même qu’elle ne présente pas toutes les plus belles toiles de l’artiste – il y en a tellement, à commencer par l’époustouflant Jésus chassant les marchands du temple accroché non loin du Petit Palais, au Louvre, mais qui n’a pas fait le déplacement, probablement du fait de ses dimensions colossales – Jordaens n’a pas besoin de l’ombre de Rubens, si lumineuse soit-elle, pour exister et son génie propre ne s’est pas contenté de ressasser les formules de son maître, bien au contraire.

Jacob Jordaens
Les Filles de Cécrops découvrant l’enfant Erichthonios, 1617, Anvers

Le parcours expositif choisi, thématique plutôt que chronologique, permet de rendre justice à l’artiste une fois pour toute : en abordant la peinture religieuse au début de la rétrospective et la peinture mythologique dans les dernières salles, l’exposition démontre avec insistance que le maître anversois n’est pas que le peintre des riantes scènes de genres et des joyeuses beuveries flamandes : ces scènes de genre ne sont qu’une partie, certes exceptionnelle, d’une œuvre bien plus vaste et variée.

C’est d’ailleurs dans la première partie de l’exposition, consacrée à la peinture religieuse, que se trouve l’un des grands chefs-d’œuvre du peintre, sur lequel on reviendra plus tard.

Cependant, dans un premier temps, force est de constater, que la collusion et la confusion de Jordaens avec Rubens est loin d’être infondée. Les points communs entre les deux artistes sont, en effet, nombreux.

Tous deux sont des virtuoses du pinceau, peignant avec une facilité déconcertante et traitant avec succès des genres aussi variés et aux exigences si différentes que la peinture d’autel, la scène de genre, le tableau d’histoire et le portrait. Cette aisance s’allie à une capacité d’invention sans égale : hommes de grande culture, incarnant l’image de l’artiste gentilhomme et bon bourgeois, amis des princes, ils savent trouver la composition et l’agencement des figures qui siéent le mieux à telle ou telle scène et la magnifiera, tous deux savent fournir à une clientèle bourgeoise et aristocratique l’image glorifiée qu’elle attend d’elle-même. Enfin, ils savent insuffler de la variété aux innombrables allégories et poncifs de la peinture d’histoire qu’on leur demande d’exécuter.

D’où une production énorme, un atelier conséquent et cette même impression pour les deux peintres qu’ils ont inondé le marché de l’époque et régné sur la commande à un tel point qu’on se demande comment d’autres peintres ont pu se faire une place entre ces deux mastodontes de la peinture. Il existe d’ailleurs à Anvers, on le sait, la Rubenshuis, la somptueuse demeure-atelier du maître qui est le meilleur témoignage de sa richesse et de sa méthode de travail, mais également une Jordaenshuis, moins célèbre mais fonctionnant sur le même modèle.

Jordaens, Christ on Cross
Crucifixion, 1620-1623, Anvers, Teirninck Collection

Mais le jeu des point communs s’arête ici car ils ne concernent pas spécifiquement leur art mais plutôt leur personnalité artistique. Jordaens a, en effet, son style bien a lui, immédiatement reconnaissable.

Dans ses tableaux, il transfigure les valeurs d’établissements, que magnifiait magistralement Rubens, en les outrant, en exagérant les traits, en tourmentant les formes. Chez cet alchimiste des formes peintes, tout se transforme en un joyeux tumulte coloré et l’on peut facilement oublier le sujet des toiles que l’on contemple pour plonger dans un pur univers de formes liquéfiées et de couleurs qui s’interpénètrent et se confondent.

Ce style crémeux, agité, exagéré, que d’aucuns qualifient de caricatural, convient parfaitement aux scènes légères et satyriques comme Le Roi boit ou Le Satyre et le paysan dont plusieurs versions sont présentées dans l’exposition. Mais pour le reste ?

Une crucifixion, conservée à Anvers, est justement là, dans la première section de l’exposition, pour prouver que le style Jordaens fait merveille même dans des sujets sérieux et parvient à rivaliser d’invention avec le grand Rubens.

Voilà un tableau aussi étrange que fascinant, sans conteste l’un des plus déroutant de l’exposition et de tout l’œuvre peint de Jordaens. La composition est aérée, espacée, on ne retrouve pas ici le tumulte et l’encombrement habituels de ses toiles, que ce soit ses scènes de genre ou ses saintes familles. La composition est pyramidale, mais désaxée, la croix est de biais et les personnages sont dépeints en plan rapproché, ce qui crée une proximité troublante avec le spectateur, qui pénètre de plain-pied sous le ciel sombre où le Christ, éclairé par une puissante lumière pénétrant par le côté gauche de la composition, gît glorieusement. Sa mère, la mater dolorosa, est peut-être l’une des figures de la tristesse et de l’accablement les plus réussies et saisissantes de toute histoire de la peinture. Il faut voir sa mine défaite, ses chairs tombantes sous l’effet des pleurs qui ont rougis ses yeux, son teint pâle caché derrière cette capuche qui la transmue en nonne hiératique et fait justement penser à ces pleureuses endeuillées de la statuaire médiévale, véritables personnifications de la douleur. Ce n’est plus la Vierge, c’est une simple vieillarde qui a perdu son seul enfant, sa raison de vivre et d’espérer. Pour peindre cette figure, qui rend à travers son expression le sentiment de la peine et du déchirement de manière quasi naturaliste, Jordaens a d’abord réalisé un modello indépendant, représentant uniquement le visage de Marie, une tête d’expression qui lui a permis de fixer ces traits si particuliers. Il les reprend dans notre toile d’Anvers mais aussi dans la Crucifixion conservée au musée de Rennes, qui témoigne du succès de sa composition. Cette tête de la dolorosa, rapidement brossée et pourtant si exacte, est conservée en France, au musée de Quimper et, dans l’exposition, elle est accrochée non loin de la Crucifixion anversoise, dans un dialogue éloquent.

Revenons au grand tableau d’Anvers. Il faut noter encore les accords de rouge, de bleu et de jaune qui composent l’harmonie colorée de la toile, à laquelle préside un savant clair-obscur qui détache la figure luisante du Christ, puissamment bâtie par les jeux de lumière et d’ombre sur le fond d’un ciel tourmenté. Le crâne d’Adam gît, comme dans toutes les crucifixions, au premier plan, pour rappeler que le Christ a racheté les péchés du premier homme qui osa goûter au fruit défendu, mais, plus inhabituel, plus étrange, à côté de ce crâne trônent également deux têtes désossées de bovidés. Qui connaît Jordaens sait l’attachement particulier et assez intriguant que le peintre cultive pour les bêtes des pâturages, ces vaches et ces bœufs gras dont il adore peupler ses tableaux : dans l’exposition, on les retrouve, par exemple, dans une fantastique étude peinte d’après nature qui leur est exclusivement consacrée et montre des vaches osseuses, vue de profil, de derrière ou de face. Mais les bovidés se rencontrent dans un peu toutes les scènes peintes par Jordaens, qu’elles soient de genre, mythologiques ou bibliques, parfois de manière fort improbable et irrévérencieuse pour la dignité du sujet représenté. Dans la Crucifixion, Jordaens a dépecé ses chers animaux et leurs crânes cornus jouent le rôle de trophées macabres, fixant le spectateur à hauteur des yeux, pour rajouter encore un peu plus d’intensité au pathos terrible qui émane de cette œuvre dont la composition, une fois n’est pas coutume épurée, montre toute la force d’évocation que Jordaens était tout aussi capable de donner au-delà de l’enchevêtrement très ornemental des formes duquel il était plus coutumier. Du Jordaens lisible mais non moins sublime.

Tancrède Hertzog

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