La Fondation Bodmer apporte une contribution prometteuse au concert des événements du Centenaire de la mort de l’écrivain. Plus qu’un hommage au père du Capitaine Némo, cette exposition qui rassemble une soixantaine de documents originaux, souvent inédits, rend justice à l’un des projets littéraires les plus singuliers que le XIXe siècle français nous ait laissés.
L’anniversaire de la mort de Jules Verne a été marqué par de nombreuses manifestationsen en France comme ailleurs. L’exposition proposée par la Fondation de Cologny compte parmi les initiatives marquantes qu’ont mises en œuvre, depuis quelques années, des passionnés et des chercheurs, pour réhabiliter l’un des écrivains les plus populaires et les moins connus de la littérature française. Elle contribuera certainement à dissiper le malentendu qui, depuis la parution des romans dans la «Bibliothèque verte» pèse sur une œuvre dont on commence à mesurer l’importance.Des documents extraits du Fonds Bodmer, considérablement enrichi par celui du collectionneur privé Eric Weissenberg, sont rassemblés pour la première fois dans l’espace d’exposition temporaire du Musée de Cologny. Aucune illustration contemporaine, pas de montage vidéo ni de rapprochement facile avec la technologie moderne, mais une soixantaine de pièces originales, à peu près toutes exceptionnelles. Fidèle à sa vocation, la Fondation parie sur la confrontation directe du visiteur avec l’objet livre ou le document original, pour faire revivre une époque, un homme et un projet.
Une époque baroque à tous points de vue, où la science s’emballait en «découvertes» et en «inventions» des plus folles: «hôtels mouvants, machines à tartines, trottoirs mobiles, journaux en pâte feuilletée imprimés à l’encre de chocolat, qu’on lit d’abord et qu’on mange ensuite». La liste, dressée par un Verne à la fois amusé et lucide, en dit long sur l’esprit du temps, à la fois sensible aux gadgets, avide d’imagerie populaire et enivré par les nouveaux espaces que l’homme se sentait – enfin – capable de conquérir.Le phénomène Jules Verne en est un bon exemple: son ami Nadar, grand photographe et passionné d’aérostation, voulait rassembler des fonds pour financer des recherches visant à fabriquer une machine volante d’un type nouveau, qu’on appellerait plus tard l’aéroplane. Nadar conçut un ballon géant, qu’il voulait promener de foires en places publiques, proposant des vols payants. Le projet échoua et l’aéroplane dut attendre, mais Verne, enthousiasmé par l’idée, gagna un ami et la matière de son premier roman, décisif: Cinq semaines en ballon. Le portrait de Verne par Nadar, des lettres du photographe expliquant son projet et l’édition originale du roman rappellent cette amitié féconde, qui permit à Verne de poser la première pierre de son édifice colossal, comparable en ampleur à la Comédie humaine de Balzac: plus de septante volumes en quarante années d’un travail acharné. Mais on peut deviner aussi, à travers les produits dérivés – affiches, vignettes des Chocolats Poulain – et les ornementations chargées des couvertures d’époque, l’origine du malentendu qui pèse aujourd’hui encore sur l’œuvre de Verne. L’éditeur Hetzel lui offrit la possibilité de vivre de sa plume, au prix d’une censure et d’une exploitation peu scrupuleuses, qui flattaient le besoin populaire de sensationnel et masquaient la profondeur et la complexité des personnages. Qu’importe: un manuscrit autographe de Courrier sud d’Antoine de Saint-Exupéry nous transporte soixante ans plus tard, à l’époque où le rêve de Nadar devenait réalité, et où la science et la technique permettaient enfin de conquérir les plus vastes espaces, donnant naissance à une nouvelle race d’écrivains voyageurs. Par une simple juxtaposition Verne est inscrit d’emblée dans la lignée des créateurs auxquels il appartient: ceux qui firent de l’espace géographique, à la fois réel et sublimé, merveilleux et inquiétant, un personnage à part entière avec lequel l’homme se débat, au risque d’y perdre son âme ou d’en sortir grandi.L’espace, maître mot de l’univers de Verne est présenté ici par le biais de cartes exceptionnelles des XVe, XVIe et XVIIe siècles, signées Claude Ptolémée, Abraham Ortelius, Jean Blaeu… et Jules Verne. Tracées à la main, elles mettent en scène les continents et les océans, mais aussi lesroutes maritimes, les vents et les courants marins. Tous les géographes le savent, la carte est une matrice du rêve: l’esprit en traduit chaque trait pour se construire un monde à sa mesure. C’est devant des réalisations de ce genre que Verne se prit de passion pour la géographie et se lança dans la réalisation d’une Histoire des découvertes géographiques parue en 1870, présentée ici dans son édition originale. Verne franchit le pas en inventant des cartes, fidèles ou imaginaires, pour illustrer ses romans: on peut contempler, entre autres, une carte du cours de l’Amazone et un schéma représentant le système solaire. Elles furent commandées par Hetzel pour permettre au lecteur de suivre les tribulations des personnages de La Jangada et du Voyage à travers le monde solaire. Ces objets rarissimes, exposés non loin des éditions originales des romans qu’elles illustrent, nous mènent dans cette zone frontière entre fiction et réalité, donnant un relief singulier à la démarche de l’écrivain géographe.Verne souhaitait «peindre la terre entière, le monde entier, sous la forme d’un roman, en imaginant des aventures spéciales à chaque pays, en créant des personnages spéciaux aux milieux où ils agissent». Ces mots sont extraits des Souvenirs d’enfance et de jeunesse, dont le manuscrit est montré au public pour la première fois. Verne y raconte ses rêves d’enfant, ses aventures sur la Loire, quiprenaient pour lui les dimensions du Pacifique et la naissance de son projet fou: faire le roman de l’homme dans l’univers. Cette exposition nous rappelle, par des juxtapositions probantes, qu’il le fit en homme de son temps avec les moyens de son temps: en voyageur immobile s’aidant de cartes et de récits d’exploration pour mettre en scène le drame de l’humain aux prises avec le monde, répondant à un irrépressible besoin d’évasion hérité de l’enfance.Nul doute que les amateurs d’imagerie vernienne et d’exotisme géographique y trouveront leur compte. Mais le choix des objets et leur présentation ouvrent d’autres pistes de réflexion.