Après le Kunsthaus de Zurich en 2006, c’est au tour de la Fondation Gianadda, à Martigny, de présenter en Suisse les œuvres du couple de collectionneurs.
Pour comprendre l’origine de sa collection de peintures et de sculptures, il faut remonter au début du siècle et se tourner du côté de la famille de son épouse, Gabrielle Merzbacher. Le grand-père de celle-ci, Bernhard Mayer, né en Allemagne en 1890, est un marchand de fourrures prospère. Lié aux cercles anarchistes, il s’installe à Ascona en 1909 où il rencontre des artistes tels qu’Alexej von Jawlensky et Arthur Segal. Très vite, il achète leurs travaux puis des toiles de Cézanne, Renoir, Van Gogh, Matisse… Plusieurs parmi celles dont Gabrielle a hérité vont former le noyau de la collection actuelle, telle Le Couple (Les Misérables) (1904) de Picasso.
Élevé dans un milieu aisé et cultivé, Werner Merzbacher ne pouvait rester insensible aux œuvres qu’il découvre chez Gabrielle Mayer, après leur rencontre. Dès leur mariage, en 1951, le couple décide de poursuivre la collection, mais le premier emploi de Werner ne permet pas l’achat de tableaux de la qualité de ceux rassemblés par le grand-père de Gabrielle, ni d’ailleurs d’acquérir les toiles fauves qu’ils admirent aux Leonard Hutton Galleries à New York. Ils se tournent alors vers le réalisme social italien et mexicain.
À partir des années 1970, Werner Merzbacher, disposant de moyens financiers suffisants, peut enrichir la collection d’œuvres impressionnistes, dont Saules au bord de l’Orvanne (1883) de Sisley et Val de Falaise en hiver (1885) de Monet. L’achat d’Arbres en fleurs (1909) de Schmidt-Rottluff, en 1979, marque un changement dans sa politique d’acquisition: le collectionneur se tourne désormais vers les fauves et l’expressionnisme, fasciné qu’il est par l’utilisation de coloris éclatants et de déformations au service d’une expressivité accrue. Werner Merzbacher se consacre alors à la recherche des toiles fauves qu’il a pu admirer dans les années 1950 et 1960 et veut tout tenter pour en devenir le propriétaire: la passion pour une œuvre dans l’instant de la rencontre, sera, pour lui, le moteur de ses acquisitions.
Si Werner Merzbacher affirme éprouver un plaisir rétinien face à une composition aux teintes éclatantes plutôt qu’une réaction intellectuelle, l’ensemble réuni à Martigny mérite d’être analysé au-delà du simple goût du collectionneur.
En effet, la sélection permet de comprendre comment les artistes de la fin du XIXe et du XXe siècle ont donné un rôle important aux diverses approches de la couleur dans le renouveau du langage pictural. Nous ne reviendrons pas sur les origines de ces démarches et sur leurs liens avec le développement important des théories de la couleur, sujets longuement débattus, entre autres, dans l’ouvrage de John Gage, Couleur & culture (Paris: Thames & Hudson, 2008). Arrêtons-nous toutefois sur l’œuvre de Toulouse-Lautrec, Sous la verdure (Femme assise dans un jardin) (1890-1891), qui, avec ses teintes dominantes de verts et de violets, semble moins faire référence au système de la complémentarité des couleurs de Chevreul, que lancer un défi à la prétendue légitimité du naturalisme dans le domaine du portrait. Quelques années auparavant, dans Val de Falaise en hiver (1885) et Saules au bord de l’Or vanne (1883), Monet et Sisley cherchaient à capter les vibrations de la lumière et à les rendre sur la toile par l’application, sous forme de touches séparées, de couleurs vives non mélangées.
Le coup d’éclat coloré a lieu en 1905, au troisième Salon d’automne à Paris. Camoin, Derain, Manguin, Marquet, Matisse et Vlaminck, qui exposent dans la salle VII, mettent à mal le «ton local». Bateaux dans le port de Collioure et Intérieur à Collioure (La Sieste), ont été peints la même année, lors d’un des séjours de Derain et Matisse dans le port méditerranéen. Le chromatisme y est violent. Le dessin disparaît au profit d’une construction par la couleur que plus aucun lien réaliste ne rattache au motif figuré.
C’est certainement pour suivre l’exemple de Derain que Braque se rend, à partir d’octobre 1906, à L’Estaque, au nord-ouest de Marseille: En 1907, il plante son chevalet à La Ciotat. De ces séjours, il rapporte de nombreuses toiles, comme L’Estaque (1906) et Paysage à La Ciotat (1907), caractérisées par une palette lumineuse – aux tons parfois même acides – des couleurs vibrantes et une technique fluide.
Au même moment, les expressionnistes, en Allemagne, et les futuristes, en Italie, transgressant les règles académiques et méprisant l’imitation, suscitent la polémique. La palette des artistes de Die Brücke et du Blaue Reiter est purement subjective et animée d’une touche vigoureuse. L’utilisation symbolique de la couleur par Van Gogh a une influence déterminante sur les membres de Die Brücke dès 1905, lorsqu’une exposition à Dresde leur fait découvrir l’art du peintre d’Arles. Pelouse ensoleillée. Jardin public de la Place Lamartine (1888) est l’une des œuvres de Van Gogh présentées cette année-là. Ernst Ludwig Kirchner puise, quant à lui, dans l’art extra-occidental autant que dans son imagination. Il joue des déformations, d’une peinture aux chromatismes violents, posée en larges coups de pinceau, au service de l’expression de tensions intimes et d’un certain primitivisme (Deux nus sur un canapé bleu, 1910-1920). Avec Kandinsky, l’utilisation de la palette prend un tour plus spirituel: les plages de couleurs, débordant des formes et cernées de noir, deviennent des «signes». Chez Severini et Boccioni (Formes plastiques d’un cheval, 1913-1914), la multiplication des coloris vifs associés aux formes dynamiques, participent au rendu du mouvement et de la vitesse, chers aux futuristes.
Le parcours se poursuit à travers le siècle. L’aquarelle Rayonnisme bleu (1915) illustre les idées du Manifeste de Larionov, publié en 1913, selon lequel l’œuvre, ayant pour objectif la suggestion d’une quatrième dimension, se doit d’être uniquement composée de rayons de couleur dont les tonalités et la puissance donnent un sens aux formes créées par l’artiste. Les œuvres de Sonia Delaunay témoignent, quant à elles, de l’intérêt partagé avec Robert Delaunay pour les effets résultant de la juxtaposition de surfaces colorées, produisant des vibrations sans cesse différentes. Les Deux figures dans un paysage (1931-1932) de Malevitch sont là comme pour rappeler que la figuration n’a pas totalement disparu, même chez l’auteur du Carré noir sur fond blanc. De la Femme nue assise, aux jambes croisées (1912) de Kirchner aux mobiles de Calder, la couleur conquiert également l’espace en trois dimensions.
L’exposition se termine sur les œuvres de Sam Francis dont de larges taches façonnent des espaces dotés d’une vie intense. L’artiste américain ne confiait-il pas à propos de la couleur – au cœur de l’exposition de Martigny: «L’espace, c’est la couleur» ?