Poursuivant des thèmes bien distincts, Antonio Saura relie par delà les années dans une forme de primordialité incessante la figure humaine qu’il abîme dans la peinture, très littéralement et très métaphoriquement.
On peut reconnaître dans l’œuvre d’Antonio Saura (1930-1998) des modalitésfiguratives fondamentales, bien sûr modulées à la faveur de variations, réexpositions, hybridations et dérivations thématiques. Ces figures-matrices sont par exemple les Dames, les Crucifixions (qui seront des Ecorchés, en 1985), les Foules (qui peuvent s’appeler Accumulations, Casses-tête, Mutations, Répétitions) et le Chien de Goya. L’artiste, qui était également un écrivain inspiré et lucide, a d’ailleurs laissé de nombreux écrits sur ces structures foncières, tout à la fois distinctes et reliées. L’une d’entre elles stupéfie.
La Crucifixion datée de 1959-1963 (elle est la seule dans ce cas), au Guggenheim Museum de Bilbao, occupe dans l’œuvre une position véritablement charnière. Exécutée en 1959, dans le cours d’une année très foisonnante, celle-ci apparaît aussitôt comme une des créations les plus saisissantes de cette veine thématique dont le peintre dira: «Le choix d’une structure fondée sur l’image de la crucifixion, employée avec persévérance depuis 1957, n’obéit pas à des motifs religieux».La représentation est traitée dans un format en largeur qui affirme une rupture radicale avec la verticalité du fantasmatique modèle de Velázquez (vers 1632), tant interrogé au Prado, à Madrid, par Saura dès son enfance. Au registre supérieur, les bras étendus branchés sur le masque primitif de la tête s’enlèvent sur un fond de nuit à peine éclairé par la couronne d’épines. Le ciel inférieur est d’une seule venue grise.
Dans un catalogue publié à Rome en 1960, le tableau se trouve encore reproduit dans sa version originelle: c’est alors la divulgation marquée de la génitalité du crucifié qui trace comme un dessin linéaire l’axe vertical de la composition, à l’à-pic de la tête. Or, en reprenant sa toile, en 1963, Saura va à grands coups de pinceau revêtir ce tronc d’une véritable chair picturale. Le sexe disparaît dans le torrent de la peinture et l’abrupte dichotomie des registres noir et perle est désormaismodulée par une «gloire» anthracite qui s’ouvre en éventail.On constate aujourd’hui que par l’âpreté du masque aux échos africains, par sa palette chromatique réduite et résonante, par le pétrissage pictural que le geste à la fois hasardeux et souverain accomplit sur la rigueur dépouillée de l’armature compositionnelle logée dans le classique format de 100 P[aysage], la Crucifixion de 1959-1963 n’a d’égales que celle de Valencia (IVAM), en 1959, et celle de Genève (Musée d’art et d’histoire), en 1963.Mais il y a plus. Non seulement elle renvoie par la fièvre de son écriture à cette «discussion» européenne de l’Abstract Expressionism américain que Saura entreprend dans les années 1950, mais elle incarne exemplairement ce qui fait alors, en Espagne, l’incomparable pertinence de son art: le peintre aragonais entre avec véhémence et droiture dans la «grande forme» ancienne établie par Velázquez et Goya pour l’arracher par des moyens modernes à l’annexion par le pouvoir franquiste. L’emblème christique et culturel devient dans la Crucifixion l’image de la seule tragédie de l’homme et la réponse plastique et politique à l’état du présent.Prenant sans désemparer le pari de l’autonomie plastique et de son inscription simultanée dans la culture figurative, faisant le double choix de la liberté occidentale et de la haute tradition espagnole, Antonio Saura imprime à toute la génétique de son œuvre, tel un «leitpattern» et quelles que soient les diverses voies thématiques qu’il emprunte, le chiffre matriciel du visage et, partant, du regard, dont la chaîne relie Damas, Sudarios, Retratos imaginarios de Goya à Dora Maar ou Felipe II. De ce fait, l’on ne sera pas étonné que le faciès de la Crucifixion de 1959- 1963 resurgisse dans le matériau constitutif de Karl-Johan-Strasse II, de 1997 (Bilbao, Guggenheim Museum), à l’autre terme du parcours du grand peintre.Ce dernier a expliqué ce à quoi il visait dans les Foules: «J’ai tenté d’unifier les ‘approches’ multiples des visages sans corps, de coordonner dynamiquement des ensembles d’antiformes en associations dynamiques comme si elles obéissaient, tels certains phénomènes biologiques, à des nécessités d’union et de répulsion capables d’engendrer une sensation de continuité». La toile monumentale de 1997 s’offre comme une concentration de têtes aux traits marqués, anonymes et présentes, qui évoque aussi bien l’appareil d’un mur cyclopéen que le rangement des crânes dans un ossuaire. Le dispositif, tenu ici par l’austérité du dessin (un des modes d’expression fondamentaux chez Saura) et qui démultiplie le singulier dans le même, se relie tour à tour à plusieurs paramètres – à Edvard Munch,à l’all over américain, à la propre production de l’artiste.Dans un texte sur le sujet qui nous occupe, Saura cite les noms de Goya, Munch, Ensor, Monet et Pollock. Parmi d’autres images qu’il convoque de la sorte,surgit aussitôt la célèbre toile éponyme du peintre norvégien, où le flot des passants aux mines réifiées se presse sur le trottoir pendant qu’il marche seul au milieu de la rue déserte. Avec Pollock, il souligne le maillage abstrait de l’all over (cette découpe dans un plan, un matériau et un temps itératifs), qui évacue la narration épique, qui travaille la surface picturale, davantage qu’il ne fait entendre la rumeur effarée et effrayante des foules.Le titre même, Karl-Johan-Strasse II, renvoie évidemment à la première exécution par l’artiste espagnol, celle de 1985, où la brosse infléchit dans la toile un jeu ternaire de couleurs et de brefs gestes très souples qui déploient un enchevêtrement spacieux – alors que la réalisation de 1997 est plus resserrée, ses ajustements comme plus mécaniques, objectivant le principe du collage-assemblage-montage qui naît dans l’œuvre de Saura quarante ans plus tôt (24 cabezas, 1957; Bilbao, Guggenheim Museum).Justement, la Foule résonne à chaque période de son «style» et de son climat particuliers. Chaque Foule (on en connaît une dizaine) répond comme une création synthétique et probante aux «crises de peinture» qui articulent le parcours de Saura au gré d’une inépuisable renaissance.