Lorsqu’on se penche sur les significations que revêt la harpe au cours des millénaires, on découvre qu’elle condense en un magnifique symbole tous les concepts fondateurs de la pensée musicale occidentale.
Al’occasion de la parution, chez Claves Records, d’un enregistrement dédié à trois concertosromantiques pour une et deux harpes sous les doigts de Xavier de Maistre (harpiste solo de l’Orchestre philharmonique de Vienne) et Emmanuel Ceysson (lauréat des «Harp at Four» des Sommets Musicaux de Gstaad 2005), la rédaction d’Artpassions souhaite saluer par cette contribution l’œuvre de deux virtuoses dont l’apostolat s’inscrit dans la lignée des grands pionniers qui ont consacré leur vocation à la promotion de cet instrument. Le disque se compose de l’opus 182 de Carl Reinecke, de l’opus 35 d’Albert Zabel, ainsi que de l’opus 91 pour deux harpes du grand Elias Parish-Alvars – trois œuvres aussi séduisantes que rares. Hannu Lintu dirige la Staatsphilarmonie Rheinland-Pfalz. (Claves 50-2607).C’est là un aperçu éloquent des richesses que recèle le répertoire de cet instrument, qui dans l’imaginaire du grand public n’est guère qu’une curiosité pittoresque. Il est probable que si sa survie tenait à la seule demande des auditeurs, du moins selon les évaluations de certains opérateurs culturels, la harpe serait tombée très vite dans les oubliettes de l’histoire, comme la bombarde, la vielle et le virginal, pour renaître ensuite et mener une existence toute philologique entre les mains des archéologues de la musique ancienne. Sa trajectoire dans la culture occidentale est une saisissante histoire de grandeur et de décadence. Mère de tous les instruments à cordes – lyres, cithares, luths, clavecins et pianos sont ses enfants – , la harpe obtient la faveur des reines et des dames de la noblesse; à l’ère napoléonienne, elle atteint au sommet de sa gloire et trône dans tous les salons. Puis, à l’aube du XXe siècle, brusquement, sa fortune décroît et ses dentelles à la feuille d’or se couvrent de poussière.
Expliquer cette désaffection constitue un défi pour la musicographie. Il est probable que l’hégémonie de la harpe et des membres de sa famille commence à être battue en brèche le jour où un facteur d’instruments décida de remplacer les doigts de l’instrumentiste par des crochets reliés aux touches d’un clavier. L’angélique instrument qui fait la joie des bienheureux dans les visions médiévales du Paradis est un instrument diatonique, comme le serait un piano privé de ses touches noires. Mais à partir du XIVe siècle, le discours musical devient de plus en plus riche. Pour multiplier les digressions dans les modes voisins, il recourt aux altérations. Inapte à les exécuter sans modifier la tension des cordes avec le pouce, la harpe diatonique est alors un instrument «à parfaire». Grâce aux soins des facteurs,elle accouche de toute une ribambelle de «harpes mécaniques», aux capacités expressives incomparablement plus grandes: clavicitherium, échiquier, clavicorde, épinette, virginal, clavecin, pianoforte. Elle-même ne survivra qu’à condition de s’adapter, et de se faire une langue aussi déliée que ses enfants; d’où la facture de harpes chromatiques à double et à triple rangée de cordes, et de harpes à pédales, à double et à triple action.
Mythologies
Le Romantisme a cultivé et exalté jusqu’à leur comble les fantasmes et les symboles associés à la harpe depuis cinq millénaires. Et le XXe siècle, à cet égard, a recueilli l’héritage du Romantisme. À commencer par son éternel «féminin», qui remonte à la préhistoire. L’Antiquité grecque, dont l’autorité a tant pesé sur l’éducation musicale, a transmis à l’Occident la conviction que les notes et les instruments ont un sexe (le sujet mériterait un livre entier!). La définition de la consonance comme conciliation de tensions antagonistes a fait de l’harmonie le symbole par excellence de l’amour. Ainsi, les pythagoriciens du Ve siècle avant notre ère décrètent que les notes traduisent des nombres, que les nombres ont un sexe et que l’harmonie musicale est le fruit des amours du pair et de l’impair, aux deux extrêmes des consonances musicales. La technique de calcul consistant à disposer des cailloux (en grec, psêphoi; en latin, calculi) sur le sable prouve que les nombres sont pairs ou impairs, féminins ou masculins: en vertu de son unité centrale, symbole du membre viril, le nombre impair est masculin, tandis que le «vide du milieu», au cœur d’un nombre pair, est à l’image de la matrice et du Chaos qui a enfanté le monde par génération harmonique (chaos, en grec, vient de «bâiller»). Au pays où même les nombres ont un sexe, les instruments ne pouvaient pas faire exception. Symbole du membre viril, l’aulos – un double hautbois – est masculin: à part les pleureuses professionnelles, une femme bien née ne saurait en jouer sans passer pour une courtisane. Quant à la harpe, le «vide central» de sa caisse de résonance, symbole de la matrice et du chaos, lui a valu une identité féminine – même si l’iconographie est riche en contre-exemples.Si l’Antiquité est très libérale quant au sexe des harpistes, l’Occident chrétien le sera moins, et tend à féminiser la harpe; l’exemple sera donné par les grands de ce monde: on conçoit des instruments somptueux pour Laura d’Este, la reine Elisabeth, Marie-Antoinette, Madame Récamier, la comtesse de Genlis. De ce point de vue, la condition de la harpe dans l’histoire musicale a été à l’image de celle de la femme et de son rôle dans la société. Moins «performante» (…) que le piano arpenté par les doigts athlétiques d’un Liszt, la harpe élit domicile dans un coin du salon. Forte de sa fonction décorative, elle résonne sous les mains dociles de Madame, que l’on apprécie tant dans le rôle d’ange musicien. Mais il est rare que celle-ci se produise en concert. À quelques exceptions près, l’«émancipation» de la harpe a été l’œuvre des hommes, qui ont pu faire de la musique leur métier. Au XVIIIe siècle, les trois compositeurs qui ont le plus contribué au répertoire pour la harpe à action simple – Krumpholtz, Dussek, Spohr – ont tous une femme harpiste professionnelle qui joue discrètement à l’ombre du mari. Les grands virtuoses que l’histoire a retenus sont des hommes: Cardon, Hochbrucker, Meyer, Hinner, Naderman, Petrini, Parish-Alvars, Hasselmans, Godefroid. En plein Romantisme, la ségrégation des sexes au Conservatoire de Paris rappelle celle d’un sanctuaire: Cherubini ouvre une classe de harpe pour les messieurs en 1825 et une pour les dames en 1835.Le jeu de la harpe induit à comparer chacune de ses cordes, ainsi que leurs tensions respectives. La nécessité de l’accord, comme la production des harmoniques d’une même corde, obligent l’instrumentiste à visualiser les longueurs et les sections, et par conséquent à toucher littéralement du doigt la relation entre les rapports numériques simples et les consonances. Or, la proportion est la mère de toutes les vertus, l’image même de l’harmonie de l’univers qui orchestre le mouvement des astres, détermine la santé du corps et de l’esprit, ainsi que les normes du beau, du bien et du juste milieu. Voilà pourquoi Apollon, dieu de la clarté et de la ratio, chorégraphe des Muses, joue de la cithare. Mais ce symbole d’harmonie universelle, de vertu et de mesure, voilà justement ce que le XXe siècle n’a pas pardonné à la harpe.Dans son approche anthropomorphique du monde, la pensée antique a aimé confondre la tension des cordes avec les tensions de l’âme tiraillée par les passions – le stress latent dans toute forme d’activité mentale, dirions-nous. Dans une satire célèbre, le poète Horace se voit peindre par son esclave Davus comme un homme volage et esclave à son tour de ses sens: «Duceris ut nervis alienis mobile lignum», «tu es mené comme le bois mû par les nerfs d’autrui».L’analogie s’appuie sur le fait que nervus, tiré du grec neuron (d’où les «neurones»), désigne ici aussi bien les nerfs que les cordes de la lyre dont le pouvoir subjugue l’auditeur en le privant de sa liberté. L’âme est alors une lyre et la lyre une sorte d’âme. Dans l’imaginaire pythagoricien, l’harmonie musicale est un corps aérien qui vole dans les airs et qui peut s’incarner dans les instruments. À preuve les croyances contemporaines du Proche-Orient qui n’hésitent pas à vénérer dans la harpe l’incarnation du corps des démons dont la parole a créé le monde. D’où également leur présence parmi les attributs des anges du paradis chrétien.Les liens de la harpe avec la démonologie et la magie reposent sur un autre phénomène, également rattaché à l’idée d’harmonie: la vibration sympathique descordes, particulièrement perceptible sur cet instrument. Touchez une corde et, si l’instrument est bien accordé, d’autres cordes vibreront sans que vous les ayez touchées. L’absence de tout contact direct offre alors un modèle particulièrement suggestif pour l’explication des phénomènes magiques. Comme la trigonométrie le fait du monde naturel, la «sympathie» inscrit le monde surnaturel dans un réseau d’analogies: elle relie le proche au lointain, révélant l’accord entre les choses, leur affinité réciproque et leur action à distance. Ses champs d’application sont l’astrologie, la telekinesis – la mise en mouvement d’objets à distance – , la prophétie, l’inspiration, le pouvoir causal de l’imagination sur ce qui l’entoure et bien entendu le pouvoir thérapeutique de la musique: la harpe du roi David (kinnor) libérant l’âme de Saül en proie au démon de la mélancolie; Orphée paralysant les puissances infernales au son de la lyre; Arion menacé de noyade, et dont le chant appelle un dauphin à son secours; Elisée entraîné, par l’instrument, à recevoir l’ «irradiation prophétique».On est surpris de constater avec quelle vitalité l’idée de l’harmonie universelle, que l’on croyait oubliée à jamais après sa crise au XVIIIe siècle, renaît dans l’imagination des poètes romantiques. La vision de l’harmonie qui surgit d’elle-même dans le bruissement des éléments d’une nature animée, habitée par les esprits des airs et des eaux, s’exprime avec éloquence dans le succès littéraire que remporte l’image de la harpe éolienne, instrument autophone, résonnant sous l’action du vent, sans intervention humaine. Ainsi, dans Le chat Murr, Hoffmann imagine une gigantesque harpe éolienne à quinze cordes métalliques tendues entre deux tours, qui devient l’instrument de l’orage, qualifié de virtuose: «Oh! fit maître Abraham, je sais, tu n’aimes que ce qui est terrible, ce qui est vraiment sauvage; et pourtant j’ai oublié de te dire quelque chose qui eût achevé de te livrer sans défense aux puissances du monde invisible. J’avais fait tendre la harpe éolienne qui se trouve, comme tu lesais, au-dessus du grand bassin; et l’orage, grand virtuose, en tirait des effets admirables. Parmi les hurlements et les grondements de l’ouragan, les explosions du tonnerre, les accords de l’orgue gigantesque [la harpe] prenaient une voix terrifiante. Les sons puissants se succédaient, de plus en plus rapides et l’on assistait à un ballet de furies qui, je te l’assure, était de grand style».Et le cercle se referme lorsque la création artistique elle-même se voit interprétée comme la conséquence d’un système de captations sympathiques reliant l’âme du poète à la musique du monde. Résonateur cosmique, le poète cesse de produire la beauté. Simple intermédiaire de la grâce, il se borne à se laisser traverser par elle, sans réfléchir. Comme l’apprenti sorcier, il met la nature sur la voie, il écoute les accents de l’harmonie universelle qui surgit spontanément dans le chant de la Nature. «Je suis le premier – écrit Lamartine – à faire descendre la lyre du Parnasse et qui ai donné à ce qu’on nommait la muse […] les fibres même du cœur de l’homme, touché et ému par les innombrables frissons de la Nature». Dans une de ses Odes de jeunesse, Hugo met en contrepoint Lamartine et Chénier sous les apparences de «deux lointaines voix [la lyre et la harpe] qui descendaient du ciel». Et Chénier luimême, dans une élégie, avait évoqué l’image de la harpe éolienne pour chanter les louanges de l’oubli et de l’abandon au souvenir:Je suis de ma mémoire absolu possesseur;Je lui prête une voix, puissante magicienne, Comme aux brises du soir une harpe éolienne, Et chacun de mes sens résonne à cette voix Mon cœur ment à mes yeux, absente je vous vois.Durant le XIXe siècle, grâce aux livrets d’opéra, cette mythologie passe du salon littéraire à la scène du théâtre lyrique, contribuant d’ailleurs au retour de la harpe au sein de l’orchestre symphonique. Dans l’oeuvre que Paisiello compose pour le sacre de Napoléon, une harpe et un cor résonnent dans le lointain comme dans un ailleurs nostalgique. Le livret d’Ossian (1804) de Le Sueur, maître de chapelle de Napoléon, exige douze harpes celtiques pour accompagner les romances fabuleuses du barde écossais. Boieldieu utilisera la harpe dans La Dame blanche (1825) et lui consacrera un magnifique concerto. On trouve une harpe égyptienne dans l’Aïda de Verdi; L’Or du Rhin de Wagner (1854) présente le nombre magique de sept harpes célestes, six sur scène et une en coulisse. Dans les Contes d’Hoffmann d’Offenbach, le docteur Miracle pousse Antonia à chanter en évoquant, pour latenter, l’esprit de sa mère défunte. Son portrait s’anime sur le mur et sa voix résonne de l’au-delà sur un fond de harpe, dont les métamorphoses tonales ressemblent fortement à des transmutations alchimiques…
Épilogue
Au début du XXe siècle, les théâtres d’opéra se transforment en cinémas. Dans Prova d’orchestra de Fellini, le corps harmonieux de la harpe – le seul instrument qui ne se soit pas révolté contre le chef d’orchestre – éclate en mille morceaux sous le poids destructeur d’une boule d’acier qui oscille dans la salle. Un jour, un journaliste demanda au réalisateur: «Pourquoi [dans Prova d’orchestra] la harpiste est-elle la principale victime de la boule d’acier qui s’abat sur la salle? Faut-il y voir une signification particulière? Fellini répondit: «Cela signifie le sacrifice de l’esprit». Le corps de l’harmonie détruit par la barbarie du XXe siècle. Paul Klee avait déjà senti venir le vent de la catastrophe dans son Journal: «Je connais bien la manière de résonner à l’intérieur comme une harpe éolienne; je connais l’éthos [le pouvoir psychique de la musique]; je connais aussi le versant pathétique de la musique et il m’est facile d’élaborer des analogies visuelles. Mais l’un et l’autre ne me sont d’aucune utilité dans le présent».