LA MAISON DE GORKI À MOSCOU

On la nomme la maison Gorki, mais ce n’est qu’au prix d’un cruel malentendu. Maxime Gorki, qui avait appelé de ses vœux la révolution mais désapprouvé ensuite la politique de Lénine, vivait dans une sorte d’exil en Italie, quand Staline, au début des années 30, réussit à le persuader de rentrer en URSS. Gorki était l’écrivain russe le plus célèbre, il apportait une caution intellectuelle au régime communiste. Staline lui offrit une superbe maison à Moscou, où l’écrivain vécut ses dernières années. Mais, dans son esprit, dans son cœur, il était resté profondément attaché à ses origines. Il avait eu une enfance très pauvre, commencé à travailler à dix ans, exercé tous les métiers, de commis de magasin à ramasseur de planches, connu la misère et l’humiliation des déshérités. Son œuvre n’était qu’un long témoignage sur l’injustice sociale qui régnait dans l’empire des tsars; ses romans, qu’un cri de révolte contre l’égoïsme des riches et un appel à changer l’ordre du monde. Il rentra donc en URSS, s’installa à Moscou, mais tout de suite détesta la maison que lui avait préparée Staline. Non qu’il la trouvât laide ou indigne de sa gloire. Bien au contraire, cette maison lui parut trop belle, il eut l’impression d’être tombé dans un piège doré, de renier sa classe d’origine, de trahir le prolétariat dont il s’était proclamé toute sa vie solidaire. Staline, en effet, n’avait pas lésiné sur les moyens, en lui réservant pour demeure un des plus novateurs et plus beaux édifices de...

On la nomme la maison Gorki, mais ce n’est qu’au prix d’un cruel malentendu. Maxime Gorki, qui avait appelé de ses vœux la révolution mais désapprouvé ensuite la politique de Lénine, vivait dans une sorte d’exil en Italie, quand Staline, au début des années 30, réussit à le persuader de rentrer en URSS. Gorki était l’écrivain russe le plus célèbre, il apportait une caution intellectuelle au régime communiste. Staline lui offrit une superbe maison à Moscou, où l’écrivain vécut ses dernières années. Mais, dans son esprit, dans son cœur, il était resté profondément attaché à ses origines. Il avait eu une enfance très pauvre, commencé à travailler à dix ans, exercé tous les métiers, de commis de magasin à ramasseur de planches, connu la misère et l’humiliation des déshérités. Son œuvre n’était qu’un long témoignage sur l’injustice sociale qui régnait dans l’empire des tsars; ses romans, qu’un cri de révolte contre l’égoïsme des riches et un appel à changer l’ordre du monde. Il rentra donc en URSS, s’installa à Moscou, mais tout de suite détesta la maison que lui avait préparée Staline. Non qu’il la trouvât laide ou indigne de sa gloire. Bien au contraire, cette maison lui parut trop belle, il eut l’impression d’être tombé dans un piège doré, de renier sa classe d’origine, de trahir le prolétariat dont il s’était proclamé toute sa vie solidaire.

Staline, en effet, n’avait pas lésiné sur les moyens, en lui réservant pour demeure un des plus novateurs et plus beaux édifices de Moscou. La villa se trouve dans le centre de la capitale, Malaïa Nikitskaïa, en face de l’église de la Grande-Ascension qui garde le souvenir du mariage calamiteux de Pouchkine. La «maison Gorki» est en réalité l’ancien hôtel particulier des riches marchands Riabouchinski, qui l’avaient fait construire en 1900 par le grand architecte d’avant-garde Fedor Ossipovitch Chekhtel. C’est un des échantillons les plus accomplis de l’Art Nouveau, très répandu en Russie.

Chekhtel (1859-1926) avait étudié à l’École de Peinture, Sculpture et Architecture de Moscou, puis débuté comme assistant de l’architecte A.S.Kaminski. Sa carrière personnelle commença dans les années 1890, et ses principaux ouvrages se trouvent à Moscou: hôtels particuliers, gare de Iaroslavl, Théâtre d’Art, Maison de commerce de l’Association des marchands de Moscou. L’hôtel Riabouchinski, qu’on reconnaît immédiatement de la rue à sa structure complexe et sophistiquée, à ses frises peintes, à ses fenêtres à vitraux, peut être considéré comme son chef-d’œuvre.

Le parti pris d’asymétrie domine, aussi bien dans l’architecture extérieure, que dans le découpage de l’espace à l’intérieur. Ce ne sont que volumes irréguliers, coins perdus, sans préoccupation de la vie de famille ni de l’utilité sociale. Gorki avait grandi dans une isba de Nijni-Novgorod, en bois, où chaque mètre carré avait sa fonction précise. Il fut choqué par ce gaspillage de l’espace, et ce n’est pas le luxe de la décoration qui pouvait le séduire. Là où nous admirons aujourd’hui la virtuosité de l’invention et le savoir-faire des artisans, il ne vit que débauche d’argent. Cette ornementation chargée, ces iris stylisés de la frise extérieure, ces grilles du jardin découpées en spirales, ces parquets en bois précieux, ces poignées de porte en bronze doré, ces vantaux à décor végétal, cette profusion de vitraux, de ferronneries, de mosaïques, de boiseries, de stucs nous étourdissent par une invention aussi capricieuse que sûre. Aucun détail ne nuit à l’harmonie de l’ensemble.

L’escalier d’honneur, aménagé au milieu du rez-de-chaussée, est un des escaliers les plus étonnants jamais vus. La balustrade, pourtant de marbre, semble faite d’une substance flasque, extensible, déformable, aussi molle que du caoutchouc. On dirait un poulpe, un poulpe géant, qui descend du plafond en se tortillant, matière élastique qui flotte et ondule, coulée visqueuse de vitalité animale. On reconnaît là une des ambitions de l’Art Nouveau: briser les frontières entre les différents mondes, minéral, végétal et animal. Traiter le marbre comme une algue ou un tentacule. De même que Diaghilev, en fondant Le Monde de l’Art, entendait faire sauter les barrières entre la littérature, la peinture et la musique, Chekhtel voulut ici nier la dureté de la pierre et associer au marbre, pierre dure entre toutes, la souplesse des plantes et la ductilité des polypes. En bas de l’escalier, la rampe continue à l’horizontale puis se redresse pour supporter une lampe. Celle-ci imite dans toutes ses parties une méduse. Tentacules en bronze, qui pendent dans le vide. Couvercle d’albâtre, en forme de cloche aplatie. L’ombrelle diffuse un pâle halo de lumière, par des ampoules accrochées comme des ventouses sous son ventre. Jamais objet n’a mieux imité l’aspect gélatineux, grisâtre et translucide d’un hydrozoaire flottant entre deux eaux.

Quel tour de force ! Quel génie de l’illusion ! Quelle virtuosité zoomorphe ! On comprend la réaction horrifiée de Gorki. Pour cet homme aux goûts simples un escalier devait occuper le moins de place possible: ce n’était qu’un lieu de passage, une nécessité dans la maison, le moyen de faire communiquer les étages. Espace où l’on ne peut habiter, espace perdu, donc à restreindre au maximum. L’escalier de l’hôtel Riabouchinski occupe presque la moitié de la maison. On saisit par ce culte de l’inutile une autre caractéristique de l’Art Nouveau: sa parenté avec l’art baroque. À Naples aussi, l’escalier gigantesque occupe une place disproportionnée dans le palais, car il ne s’agit pas pour le prince de répondre à une nécessité pratique, il s’agit de proclamer la gloire du superflu.

Pour ne pas à avoir à monter cet escalier, Gorki laissa les pièces du haut à son fils et s’installa au rez-de-chaussée. Il choisit pour chambre à coucher une cellule qu’il aménagea de façon monacale: lit étroit, armoire à glace, pas d’autre décoration qu’une vue de Sorrente par le peintre Nicolas Benois. Bureau tout aussi ascétique, orné de deux reproductions fixées au mur: une Madone allaitant de Léonard de Vinci (la Madonna Litta du musée de l’Ermitage), et une vue, tout en longueur, du Vésuve et de Capri. Il était naturel que Gorki désirât se souvenir des lieux où il avait été heureux en exil. Quant au goût de la suavité léonardienne, on peut le rattacher à l’attrait qu’exercent sur les Russes confrontés à un climat rude et à une vie brutale les Vierges séraphiques noyées dans un nimbe de douceur. Dostoïevski et Tolstoï avaient une prédilection pour la Madone Sixtine de Raphaël.

Le luxe, on le retrouve dans le salon et dans la salle à manger, pièces d’apparat fastueusement décorées et meublées: plafond voûté, stucs de guirlandes, boiseries à moulures, canapés de cuir, chaises rocaille à jambes torses, piano blanc, un demi-queue Bechstein, sur lequel venaient jouer les meilleurs pianistes de l’époque, invités par l’écrivain, Gregory Ginzburg ou Maria Yudina. Ainsi se consolait-il d’habiter une demeure magnifique en soi, mais inappropriée à l’homme de combat et de révolte qu’il restait au fond de son cœur. Ses amis, quand il pendit la crémaillère, voulurent porter un toast au maître de maison. Celui-ci s’emporta. «De quel maître entendez-vous parler ? Vous moquez-vous de moi ? Je ne suis pas le maître de cette maison. Le seul maître c’est le Soviet de Moscou.» Il se leva de table et quitta la pièce. Il n’y a plus qu’un seul maître aujourd’hui: l’Art Nouveau, épanoui dans toute sa splendeur.

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