LA MÉMOIRE ÉCRITE SUR L’EAU

Artiste né à Istanbul en 1938 et vivant depuis 1964 à Paris, Sarkis pratique un art proprement extraordinaire, dont la seule trace durable est l’encodage électronique sur bande vidéo: le dessin, traditionnellement haptique, par essence, c’est-à-dire tourné vers l’arrêt et la saisie des formes, il le travaille dans l’eau, où tout geste est irrémédiable, privilégiant le «lâcher prise» et une autre expérience de la durée.La pointe du pinceau qu’avance la main d’un homme invisible touche la surface de l’eau qui repose. Au fond du large bolde faïence blanche se dessine une fleur jaune à neuf pétales. La coupe est placée sur un livre ouvert à la double page montrant une vaste pièce circulaire éclairée par une verrière rayonnée. Le «rituel» représenté ici recèle une triple portée. Tirée d’une vidéo de 2007, l’image documente une pratique de la peinture développée depuis près de quinze ans par Sarkis; elle établit un lien entre ce qui s’opère dans l’acte créateur et l’actualisation du «modèle» auquel l’artiste tend; elle renvoie à la pensée qui les habite, lui et l’œuvre d’art.Pour ses «aquarelles dans l’eau», exercices de recueillement et de maîtrise accomplis sous l’œil de la caméra, Sarkis dirige son pinceau chargé de pigment sur les bords du récipient ou sur la surface liquide. Il est concentré sur l’idée de la forme (intérieurement) quêtée, mais la substance colorée diffuse dans l’eau selon une physique éminemment insubordonnable. Aussi cette technique engendre-t-elle un spectacle en perpétuelle (et lente) mutation, sans cesser cependant d’offrir avec le «modèle» choisi...

Artiste né à Istanbul en 1938 et vivant depuis 1964 à Paris, Sarkis pratique un art proprement extraordinaire, dont la seule trace durable est l’encodage électronique sur bande vidéo: le dessin, traditionnellement haptique, par essence, c’est-à-dire tourné vers l’arrêt et la saisie des formes, il le travaille dans l’eau, où tout geste est irrémédiable, privilégiant le «lâcher prise» et une autre expérience de la durée.
La pointe du pinceau qu’avance la main d’un homme invisible touche la surface de l’eau qui repose. Au fond du large bolde faïence blanche se dessine une fleur jaune à neuf pétales. La coupe est placée sur un livre ouvert à la double page montrant une vaste pièce circulaire éclairée par une verrière rayonnée. Le «rituel» représenté ici recèle une triple portée. Tirée d’une vidéo de 2007, l’image documente une pratique de la peinture développée depuis près de quinze ans par Sarkis; elle établit un lien entre ce qui s’opère dans l’acte créateur et l’actualisation du «modèle» auquel l’artiste tend; elle renvoie à la pensée qui les habite, lui et l’œuvre d’art.Pour ses «aquarelles dans l’eau», exercices de recueillement et de maîtrise accomplis sous l’œil de la caméra, Sarkis dirige son pinceau chargé de pigment sur les bords du récipient ou sur la surface liquide. Il est concentré sur l’idée de la forme (intérieurement) quêtée, mais la substance colorée diffuse dans l’eau selon une physique éminemment insubordonnable. Aussi cette technique engendre-t-elle un spectacle en perpétuelle (et lente) mutation, sans cesser cependant d’offrir avec le «modèle» choisi des affinités troublantes par leur évidence même. La ou les couleurs, choisie(s) en accord avec les «partitions» interprétées – intitulées par exemple «Au commencement» (le noir et la musique de Chostakovitch) ou « D’après » (Caspar David Friedrich), puisque l’art prend, également, sa source dans l’art –, y contribuent certes, mais l’apparence en suspension dans l’eau s’associe à la pertinence de l’évocation poursuivie. Comme si l’artiste visait au kairos miraculeux, à ce moment juste, où s’équilibrent la résolution formelle (au sens musical d’un processus qui aboutit à un accord) et la dissolution (inéluctable).Cette précarité magnifiée et menacée par l’instant est justement au cœur de l’œuvre d’art telle que Sarkis la propose au gré de ses «aquarelles dans l’eau». S’y manifeste dans une stupéfiante métaphore cette fluidité des échanges entre la construction mémorielle de l’art et l’expression de l’expérience individuelle et sociale de l’homme qui se transforme en image.Or c’est parce qu’il a traversé l’histoire, lui, l’Arménien, qu’il peut consentir à une modalité de l’art sur laquelle il est presque sans prise et qu’il est pourtant seul à pouvoir susciter, en combinant intériorisation et divulgation subtile de ce qui s’est imprimé en lui: «Mon travail est toujours lié à la mémoire. Tout ce que j’ai vécu y est. L’histoire cependant est comme un trésor. Elle nous appartient. Tout ce qui s’est passé dans l’histoire nous appartient. Tout ce qui s’est fait à travers l’humanité, dans la douleur comme dans l’amour, est en nous, et c’est cela notre plus grand trésor. Et tout ce que j’ai vécu, expérimenté et fait, c’est mon trésor. Et si on concrétise cela dans l’art, si on le rend visible, vivable, on peut voyager avec ces formes, on peut ouvrir des frontières au lieu de les fermer.»Cette prise de conscience a été grandement favorisée chez Sarkis par sa rencontre, il y a quelque deux décennies, de l’œuvre d’Aby Warburg (1866-1929). Aussi l’image sur laquelle repose le bol à la fleur d’or décrit au début montre-t-elle la mythique bibliothèque, placée en toutes lettres (grecques) sous l’invocation de Mnémosynè, la déesse Mémoire, Heilwigstraße 116, à Hambourg, où l’historien allemand de l’art et de la culture travailla jusqu’à sa mort (en 1933, elle sera déplacée à Londres).C’est Warburg, déclarant que «le trésor de souffrance de l’humanité devient un bien humain» qui fera en effet évoluer chez Sarkis sa notion distinctive de «Kriegschatz», trésor de guerre, en «Leidschatz», trésor douloureux. Sarkis s’éloigne des artefacts mortellement amoncelés dans les musées comme autant de «dépouille[s] inerte[s] du temps» (Gilbert Trolliet), pour passer à une somme d’expériences, souvent traumatiques, qui «déterminent à titre de modèles les contours engendrés par la main de l’artiste dès que des superlatifs du langage gestuel cherchent par cette main à s’avancer dans la clarté de leur mise en forme» (Warburg).Ce qui dans l’eau se soustrait à la mémoire mais existe comme désir d’œuvre se fixe par moments chez Sarkis sur la feuille de papier, où se réalise aussi, toujours à la peinture à l’eau, la remémoration d’œuvres « hospitalières », on pourrait même dire «ouvertes», qu’elles soient de Matthias Grünewald (?: 1475- 1528) ou du non moins référentiel Edvard Munch (1863- 1944).Ainsi, la xylographie Zum Walde II (Vers la forêt), de Munch (1915), qui montre une femme et un homme s’avançant vers l’ombre protectrice et inquiétante d’un front d’arbres, renaît en rouge, vert et noir intenses sous la main de Sarkis, peut être tel un couple qui passe la porte du destin, volontiers «encadré», comme à l’exemple de la canonique Madone Sixtine (1513-1514) de Raphaël (Dresde, Gemäldegalerie), par les pans d’un rideau. Qu’est-ce qui se rend visible ici pour la première ou pour la dernière fois ? La vie et l’art posent la même question.

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