Collectionner les camées antiques fut longtemps l’apanage des souverains, depuis Charlemagne au moins. Fascinés par la prouesse technique que ces objets représentaient, subjugués aussi par leur beauté intemporelle, ils les rangeaient parmi leurs plus précieux joyaux.
Or, il se trouve qu’à Genève, uncollectionneur raffiné possède un de ces camées antiques, encore pourvu de sa monture à cabochons. De forme ovale, il est taillé dans une sardonyx (ou sardoine) à deux couches, les figures en relief, d’un blanc laiteux, se détachant sur le fond lisse, couleur corail.Le décor figuré remplit tout l’espace disponible, limité en bas par un exergue à la façon des monnaies. Il représente un jeune homme assis sur un rocher, la tête renversée et le bras gauche pendant. Les yeux clos, il semble s’abandonner au sommeil. En réalité, il se meurt, comme l’atteste l’attitude des deux minuscules Amours, grimpés sur lui: le premier tente de le ranimer en lui parlant à l’oreille; l’autre s’apprête à tirer sur la draperie du garçon pour cacher sa nudité et lui faire comme un linceul.Une femme contemple la scène, raide comme une statue. Ses mains serrées trahissent son émotion. Elle a ramené sur la tête un pan de son manteau, signe de pudeur, qui contraste avec l’indécence du sein à découvert. Pas de doute, il s’agit d’Aphrodite, la souveraine des charmants bambins. Et, dans ce cas, le protagoniste ne saurait être autre qu’Adonis, son protégé. La présence du chien de chasse, assis près de lui, sert à rappeler la cause de sa mort:un coup violent porté par un sanglier furieux. La plaie se devine sur la cuisse du garçon, car le chien lèche l’endroit avec application: détail réaliste, qui ajoute au tragique de la situation. Le drame se passe en pleine nature, évoquée ici par un arbre au tronc tordu.
Le mythe d’Adonis est le suivant: pour échapper à la vengeance de son père, auquel elle s’était unie à son insu, la belle Myrrha fut transformée en arbre, l’arbre à myrrhe, ainsi dénommé d’après elle. Au terme de la gestation, l’écorce éclata et il en sortit un enfant, qui reçut le nom d’Adonis. Aphrodite, coupable d’avoir inspiré à la mère sa relation incestueuse, prit l’enfant en pitié. Elle le confia à Perséphone, déesse des Enfers, pour qu’elle l’élevât. Mais, lorsqu’en grandissant, l’enfant s’avéra d’une beauté incomparable, surhumaine, Perséphone s’éprit de lui et ne voulut plus le rendre. D’où un conflit arbitré par Zeus, qui divisa l’année en trois parties égales: Adonis devait passer la première avec Perséphone, la deuxième avec Aphrodite et la troisième tout seul. Malheureusement pour Perséphone, Adonis choisit d’accorder son temps libre à Aphrodite, qui se trouva ainsi honteusement favorisée. Quant à sa mort accidentelle, les sources ne s’accordent pas entre elles pour dire qui l’avait suscitée: Artémis, Arès ou Apollon, chacun ayant une bonne raison de le faire.Dans cet enfant, né d’une plante, qui passe un tiers de l’année sous la terre et qui remonte au jour pour s’unir à la déesse de la procréation et de l’amour, on reconnaît aisément le symbole de la végétation et du rythme des saisons.Derrière ce mythe, il y a bien sûr un ancien culte agraire, dont l’origine est sémitique, comme l’indique la racine du mot «Adonis» (Adon = Seigneur). Les Phéniciens ont introduit ce culte à Chypre, où il s’est profondément implanté. Puis, quand l’île d’Aphrodite est tombée sous la domination des Ptolémées, il a passé en Égypte, plus précisément à Alexandrie. Et dans cette ville, il a pris un caractère dynastique, fondé sur le fait que les reines se réclamaient d’Aphrodite. L’union de la déesse avec Adonis trouvait de la sorte sa réincarnation dans le couple royal.
Célébrées chaque printemps, dans la capitale pavoisée et fleurie, les Adonies attiraient la grande foule, dont beaucoup d’étrangers. Le poète syracusain Théocrite, présent à Alexandrie sous le règne de Ptolémée Philadelphe (285 à 246 av. J.-C.) et Arsinoé II, en a laissé une description pittoresque. Le premier jour, une parade militaire empruntait les cinq kilomètres de l’avenue Canopique. Puis le public était invité à se rendre au palais, dont on lui ouvrait les portes. Là, dans le vestibule, l’attendait une sorte de reposoir, où le simulacre d’Adonis s’offrait aux regards, étendu sur un lit d’apparat recouvert d’une draperie de laine teintée de pourpre. Tout autour, la reine avait disposé des offrandes dans des vases d’argent: fleurs, fruits, parfums, pâtisseries.Le lendemain était jour de deuil, car on y revivait la mort du jeune homme divinisé. Dès l’aube, la population féminine se rendait au bord de la mer, précédée par un cortège de pleureuses, les cheveux dénoués et la poitrine dénudée. Un concours de chants funèbres (thrènes), présidé par la souveraine en personne, clôturait la journée.Les Romains ont beaucoup emprunté (sans l’avouer !) à l’idéologie ptolémaïque, notamment Jules César, qui faisait remonter sa généalogie à Aphrodite elle-même et fut de surcroît l’amant de la divine Cléopâtre. En outre, dans la foulée, l’art alexandrin s’est imposé en Italie, surtout dans le domaine des produits de luxe.C’est dans ce contexte qu’il faut situer le camée de Genève. Et pour souligner son importance, il suffit d’indiquer qu’il ressemble de près, par le style, le sujet, la matière et les dimensions, à un autre camée antique, conservé à Vienne dans le trésor impérial. Les spécialistes datent celui-ci du dernier quart du Ier siècle avant J.-C., soit le début du règne d’Auguste. La même attribution vaut évidemment pour la pièce de Genève. Finira-t-elle, elle aussi, dans un musée ?