La passion à livre ouvert

Après la Renaissance italienne, le musée de la Fondation Martin Bodmer à Cologny présente des poètes du XVIe siècle français – les fleurons de la bibliothèque de Jean Paul Barbier-Mueller.Exposer des textes littéraires ? Gageure et paradoxe. Ces livres-là ne sont pas faits pour être vus,mais pour être lus. Les traiter en objets esthétiques, c’est risquer de les trahir en les vidant de leur contenu. Mais la dichotomie, heureusement, n’est pas si simple. Car un livre est un système de signes, qui ne parle pas seulement le langage des mots. Le support matériel et visuel estlui aussi chargé de messages, qu’une exposition peut révéler et interpréter. Elle peut aussi, par les choix qu’elle opère et l’itinéraire qu’elle construit, recréer l’esprit d’une époque. Or, le XVIe siècle inaugure l’ère moderne, et élabore la culture qui, nous ayant façonnés, est en train de faire place au post-moderne. L’exposition de la Fondation Bodmer échappe au double péril de l’archéologie et de l’esthétisme pour raconter et illustrer un moment décisif de notre histoire.Une figure tutélaire domine: Ronsard en majesté, couronné de laurier et célébré alors comme le prince des poètes. Autour de lui, une foule d’amis, de disciples et d’émules. Si la Renaissance a été un âge d’innovations et de crises, elle engendre une poésie à son image: un foyer de création intense et profus, le brassage expérimental et polymorphe de multiples voix. Le foisonnement ne se limite pas aux quelques complices de la Pléiade: il traverse le siècle et promet aux amateurs et...

Après la Renaissance italienne, le musée de la Fondation Martin Bodmer à Cologny présente des poètes du XVIe siècle français – les fleurons de la bibliothèque de Jean Paul Barbier-Mueller.
Exposer des textes littéraires ? Gageure et paradoxe. Ces livres-là ne sont pas faits pour être vus,mais pour être lus. Les traiter en objets esthétiques, c’est risquer de les trahir en les vidant de leur contenu. Mais la dichotomie, heureusement, n’est pas si simple. Car un livre est un système de signes, qui ne parle pas seulement le langage des mots. Le support matériel et visuel estlui aussi chargé de messages, qu’une exposition peut révéler et interpréter. Elle peut aussi, par les choix qu’elle opère et l’itinéraire qu’elle construit, recréer l’esprit d’une époque. Or, le XVIe siècle inaugure l’ère moderne, et élabore la culture qui, nous ayant façonnés, est en train de faire place au post-moderne. L’exposition de la Fondation Bodmer échappe au double péril de l’archéologie et de l’esthétisme pour raconter et illustrer un moment décisif de notre histoire.Une figure tutélaire domine: Ronsard en majesté, couronné de laurier et célébré alors comme le prince des poètes. Autour de lui, une foule d’amis, de disciples et d’émules. Si la Renaissance a été un âge d’innovations et de crises, elle engendre une poésie à son image: un foyer de création intense et profus, le brassage expérimental et polymorphe de multiples voix. Le foisonnement ne se limite pas aux quelques complices de la Pléiade: il traverse le siècle et promet aux amateurs et aux collectionneurs, aujourd’hui encore, de réjouissantes trouvailles.Pourquoi cette prolifération ? C’est d’abord, au plan matériel, que l’écriture peut être lucrative. Les meilleurs poètes sont recherchés par la noblesse et, comme le fut Ronsard, honorés et récompensés de substantiels bénéfices. Les plus fortunés, reçus à la cour, sont investis de missions officielles et mettent leur science, leur familiarité avec les symboles et la puissance de leur verbe au service de la propagande monarchique, que ce soit pour célébrer en vers les grands événements de la vie collective – une victoire militaire, la naissance, le mariage ou la mort d’un puissant – ou pour préparer le programme des spectacles qui sacrent les princes comme demi-dieux: les fêtes de l’aristocratie ou la mise en scène des entrées royales. Ils exaltent les Grands, pavent le chemin qui conduit à l’absolutisme et, en retour, ont le privilège de pénétrer dans l’intimité des courtisans. Leurs poèmes sont récités ou chantés par les nobles, alors entichés de musique. Leurs livres sont recouverts de luxueuses reliures, qui à la fois les protègent, les distinguent comme objets précieux et, arborant les armoiries d’un seigneur, leur donnent une légitimité. Si glorieuse peut être la réputation d’un écrivain qu’on en fait même la biographie ou qu’on en reproduit l’effigie, parmi les princes et les héros militaires, dans les galeries de portraits des hommes illustres.

Mais la poésie de la Renaissance ne se réduit pas à l’opportunisme économique ni à l’écume des circonstances. Les grands auteurs sont ceux qui, par delà les menus événements de la vie quotidienne, captent en profondeur l’esprit du temps – les désirs, les peurs, les mutations que la sensibilité collective ne perçoit que confusément. L’un des rôles de la littérature, dans une société donnée, est de cristalliser une vision du monde ou, si l’on préfère, de fournir des modèles qui donnent une forme et impriment un sens à l’actualité. Sous l’allure d’un aimable divertissement, le poème éponyme de l’exposition, «Mignonne, allon voir…», esquisse le destin même de la Renaissance. Au matin, la jeunesse, la beauté, le plaisir. Vienne le soir, et c’est le déclin, le dépérissement. Cette fable mélancolique n’illustre pas seulement la fugacité du bonheur, la fragilité de la vie, mais elle sonne, en 1553, comme un pressentiment des malheurs à venir. Car le siècle a passé, lui aussi, de l’exubérance à la désolation.

Militaires, diplomates, savants partis en Italie dès la fin du XVe siècle découvrent une civilisation transfigurée par sa symbiose avec le monde antique: des villes qui sont des musées, des lettrés qui exercent le pouvoir, des systèmes politiques qui encouragent l’ambition et l’initiative individuelles. Les modes italiennes qui, dans la France du XVIe siècle, s’emparent de l’architecture – les châteaux de la Loire – et de la peinture – l’Ecole de Fontainebleau – ne sont que l’aspect le plus visible d’une vaste révolution culturelle. Avec l’appétit et la hardiesse qu’incarnent, au même moment, les géants de Rabelais, les humanistes se libèrent des vieilleries du Moyen Âge, travaillent à assainir l’Eglise, comptent sur les pouvoirs de l’esprit pour construire un monde meilleur. Telle est la mission que François Ier confie aux penseurs, aux doctes et aux artistes dont il s’entoure.C’est dans cet environnement euphorique qu’au milieu du siècle la jeune Pléiade monte en fanfare sur la scène littéraire. Le manifeste que Du Bellay signe au nom du groupe, La Deffence, et illustration de la langue françoyse, respire la confiance et le désir de nouveauté. Les poètes ne connaissent pas de limite à leur curiosité: «rien de ce qui est humain ne m’est étranger», peuvent-ils dire avec les esprits encyclopédiques qu’ils côtoient. Ils s’intéressent à tout – science, politique, quête du bonheur et de la sagesse… –, mais l’amour est leur grande affaire. Et là encore, quelle diversité! S’ils élisent une nouvelle maîtresse à chaque nouveau recueil, c’est moins pour faire des confidences que pour s’essayer à un nouveau registre. De la dame inaccessible à la gentille amie, des sentiments éthérés aux morsures de la chair, de la passion et ses fureurs à la tendresse et ses douceurs, l’éros poétique ouvre aux auteurs un champ expérimental inépuisable. La sensualité des mots se substitue à la jouissance des corps – et l’imagination ne s’en porte pas plus mal.Surviennent les guerres de religion, dès 1562, et la poésie, comme l’ensemble du pays, sombre dans la violence – rouge comme le sang qui coule, noire comme la robe des théologiens et l’armure des soldats. Le fanatisme allume les passions, débouche sur des vengeances, des massacres, des tortures. Les générations précédentes avaient fait confiance à la raison et la sagesse humaines pour édifier une société harmonieuse, mais voilà que l’animalité triomphe, signant la faillite de l’humanisme. Les poètes sortent de leurtour d’ivoire, usent de leur plume comme d’une arme, et c’est le déchaînement de la satire, pas toujours aussi prodigieuse et exorbitante que Les Tragiques d’Agrippa d’Aubigné, mais crue, pittoresque, truculente. Pour les uns, Genève est l’officine du diable, pour les autres, comme le protestant Pierre Poupo, c’est la terre promise et le refuge du peuple élu.La poésie, aujourd’hui, semble confinée au cercle des initiés. Au XVIe siècle, elle se mêle de tout, et à tout; elle se réinvente pour répondre à l’appel des événements ou pour les susciter. Sa vitalité, son ubiquité sont exceptionnelles. Descendez dans la crypte du musée de Cologny: les morts se réveillent.



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