De la fin des années 1890 à la fin des années 1910, soit pendant un peu plus de vingt ans, la Russie a vécu une explosion de la vie artistique et culturelle, mais aussi scientifique et technique qui a influencé pratiquement tous les domaines d’activité. Cette période, connue sous le nom d’Âge d’argent, par analogie avec l’Âge d’or de la littérature russe des années 1810-1830, a profondément marqué le pays, et la Russie d’aujourd’hui en porte encore les traces.
Comment expliquer la virulence de cette «renaissance» russe, et son extrême concentration dans le temps ? Il faut réaliser que la Russie de lafin du XIXe siècle est essentiellement rurale: seul10% de la population vit dans les villes, principalement à Saint-Pétersbourg, ville impériale, et à Moscou, capitale économique et financière. En un peu moins de dix ans, la population de ces deux villes aura doublé, grâce notammentà leur essor économique: la Russie s’ouvre au monde, elle importe le capitalisme et avec lui les inventions technologiques, le modernisme, le progrès scientifique. Et aussi l’art, la musique, l’architecture, la mode. Cette irruption brutale du monde occidental en Russie trouve à s’implanter dans un terreau assez particulier. Tout d’abord, la société russe est très fragmentée: la famille impériale, la noblesse, les courtisans tiennent encore le pays (surtout le monde rural) sous leur coupe. Ils vivent le crépuscule de leur pouvoir, mais ils ne le savent pas encore. Les commerçants, les industriels, les entrepreneurs font leur entrée en scène, ils affirment leur présence en distribuant largement des subsides au monde de l’art, en construisant immeubles et palais, en passant commandes aux décorateurs et aux créateurs de mode. Et puis, la population des deux métropoles a commencé (déjà) à engendrer une sorte de sous-prolétariat: Saint-Pétersbourg compte, en 1913, vingt-cinq mille sans-abri pour une ville de trois millions d’habitants !Le ciment de cette mosaïque sociale, c’est évidemment l’église orthodoxe: il y avait, en 1910, les légendaires 1’600 églises de Moscou, 485 dans le grand Saint-Pétersbourg. Les icônes étaient partout, les prêtres étaient scientifiques ou poètes, l’année était jalonnée de fêtes religieuses.
On ne saurait terminer ce panorama sans évoquer l’immensité, quasi désertique, de ce pays: l’espace intérieur de la Russie a certainement joué un rôle important dans la possibilité donnée aux créateurs d’y intégrer les modes d’expression nouveaux en peinture, en musique, en littérature.Ce qui a fait la particularité de l’Âge d’argent et de ses acteurs, c’est qu’ils ont tenté de rassembler tous les éléments constitutifs de la société russe dans une philosophie et une esthétique: le symbolisme. L’ensemble des idées qui le constituent (déni du monde des apparences, recherche d’une forme artistique moins corrompue, dépassement des codes moraux et sociaux établis, accent mis sur le monde intérieur) aura laissé une empreinte profonde et durable sur les arts visuels, littéraires, musicaux et scéniques. Par exemple, le suprématisme de Malévitch ou le constructivisme de Rodtchenko en sont les héritiers directs.Des disciplines séparées se sont rejointes en une synthèse époustouflante: l’Âge d’argent a élargi le domaine des beaux-arts pour y englober une nouvelle série de tentatives esthétiques incluant la haute couture, la danse libre et le design d’intérieur. De Chagall à Fabergé, de Pasternak à Nijinski, de Chaliapine à Tchekhov, tous les artistes exerçant leur talent pendant ces deux ou trois décennies prodigieuses ont contribué à la création de ce cocktail explosif. Pendant ce temps, la première révolution de 1905 secouait le pays, la Russie perdait sa guerre (1904-1905) contre le Japon, la famille impériale s’enfermait dans le silence avant de perdre le pouvoir. On dirait que c’est le destin de ce pays de construire en même temps que de détruire, de mêler cette sorte de fatum né des croyances, des mythes les plus profonds de la Russie, à une dynamique de création, d’exploration, d’invention extraordinairement poussée.
La philosophie symboliste a trouvé un terrain fertile avant tout dans la musique et dans la peinture, deux domaines par ailleurs étroitement liés. Les précurseurs de la musique dite «libre», Koulbine et Roslavetz, ont assez tôt utilisé les intervalles de tons pour poser les fondations de la musique « bruyante » d’Alexandre Mossolov, suivi de très près par Prokofiev et Chostakovitch. Ces compositeurs ont cherché à éloigner la musique de toute représentation: «Dans la musique, les imagessont absentes» disait l’écrivain Andreï Biely. Le résultat de cette démarche fut, comme le définit Kandinsky lui-même, une accélération en direction de l’abstraction en peinture.Un homme a joué un rôle important dans la fusion des différentes formes d’art: Serge de Diaghilev. Associé avant tout aux fameux Ballets russes, Diaghilev s’est investi dans la promotion des arts, invitant les peintres à créer des décors pour les spectacles de ballet, commandant des œuvres à des compositeurs, organisant des expositions, des défilés de mode, mettant en scène des opéras, présentant l’art russe à l’étranger. L’homme à la mèche d’argent est étroitement associé à l’Âge d’argent. Et puis est venu le temps de la décadence, celui du culte du corps, des derniers soubresauts d’une aristocratie en fin de course. Ce fut ensuite l’apocalypse, période marquée par la Grande Guerre et qui a vu toutes les formes d’expression artistique exploser dans des directions opposées, partagées qu’elles étaient entre optimisme et pessimisme. Beaucoup d’artistes se sont expatriés (Berlin, Paris, New York), contribuant à enrichir la création en Europe et aux États-Unis.En ce début du XXIe siècle, il semble que dans la nouvelle Russie, avec son effervescence culturelle, son dynamisme commercial, sa confiance patriotique et sa résurgence politique, la culture de l’Âge d’argent a pris une nouvelle résonance, et sa redécouverte culmine dans de nombreuses publications, expositions, performances et débats.Telle est du moins la conclusion de l’auteur de cet ouvrage: un livre d’apparence modeste mais foisonnant de références et doté d’une iconographie incroyablement riche, qui constitue un outil de première importance pour qui veut élargir ses connaissances sur cette période particulièrement intéressante de l’histoire russe.