Galilée, un des pères de la science moderne, fut aussi poète, dessinateur, musicien, critique d’art. Or ses goûts esthétiques sont en correspondance mystérieuse avec ses conceptions scientifiques. L’art et la science seraient-ils frère et sœur?
A l’art, le mystère; à la science, les problèmes. La science n’estpas affaire d’esthétique, ni l’artaffaire de preuve. La science et l’art sont deux mondes, deux cultures, deux branches divergentes de l’arbre humanité. Cela nous semble aller de soi. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. La rupture n’apparaît qu’avec la modernité. On peut même dire qu’elle définit la modernité. Et s’il faut nommer un savantqui inaugure et symbolise cette rupture, un homme qui fit de la vérité la chasse gardée de la science, au grand dam de la religion mais aussi des arts, c’est le nom de Galilée qui s’impose à notre esprit. Pourtant, on l’ignore trop souvent, Galilée était féru de poésie, de peinture, de musique. Mieux: dans savision «scientifique» du monde, ses goûts et ses conceptions «artistiques» jouèrent un rôle peut-être décisif. Voilà qui est bien surprenant, et qui mérite qu’on y regarde de plus près. Le savant par excellencecacherait-il un artiste? Et la vérité seraitelle, envers et contre tout, sœur de la beauté?Galileo Galilei est né en 1564, l’année de la mort de Michel-Ange, et presque le même jour. Cela ne suffit certes pas à en faire un génie de la peinture. Mais à en croire son premier biographe, il eut pour l’art pictural un talent remarquable. Et si dans sa grande jeunesse il avait pu choisir un métier, c’est la peinture qu’il aurait élue. Ses dessins de la Lune observée à la lunette sont d’une réelle qualité artistique. Quant à la musique, Galilée manifestait, devant un clavier et plus encore avec un luth, une aisance, une capacité d’improvisation, une «suavité d’exécution» tout à fait exceptionnelles; c’est toujours son biographe qui parle. Il faut dire qu’il avait de qui tenir. Son père, Vincenzo Galilei, fut un musicien et musicographe réputé, qui nous a laissé un Dialogue sur la musique ancienne et la musique moderne. Quant au frère de Galileo, prénommé Michelangelo, c’était un pur musicien; il fit une brillante carrière de luthiste et de compositeur1.

La littérature, dans la famille, n’était pas cultivée avec moins d’assiduité, ni de talent. Galilée connaissait par cœur les poètes latins; il a lui-même taquiné la muse. Mais surtout, son œuvre majeure, le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde (entendez celui de Ptolémée et celui de Copernic, donc le géocentrisme et l’héliocentrisme), mérite hautement le nom d’œuvre littéraire. Galilée sait donner de la chair aux pensées qu’il veut exposer; au service d’une démonstration rigoureuse, il met les prestiges d’un style à la fois souple et scintillant. Son Dialogue est écrit, comme son titre l’indique, sous la forme d’une conversation entre trois personnages qui sont en même temps trois caractères bien distincts et bien trempés. Et la façon dont le partisan de Copernic y contraint le défenseur d’Aristote à admettre le mouvement de la Terre est éclatante d’intelligence, mais aussi de vie et d’humour.Galilée n’a pas seulement pratiqué l’écriture, la musique, les arts plastiques: il a réfléchi sur eux, se livrant à des comparaisons poussées entre peinture et sculpture, émettant son opinion sur la musique vocale et la musique instrumentale, opposant longuement le Tasse à l’Arioste, dissertant sur l’Enfer de Dante… Voilà qui n’est pas banal. Mais quel rapport ces réflexions pouvaientelles bien entretenir avec sa pensée scientifique?Durant ses premières années créatrices, ce rapport fut extrêmement étroit, mais pour le moins bizarre, et tout au rebours de ce qu’on pourrait imaginer: en 1588, alors qu’il n’est âgé que de 24 ans, Galilée prononce devant l’Académie de Florence deux leçons sur La forme, le lieu et les dimensions de l’Enfer de Dante. Ce texte est pour nous proprement ahurissant, non de modernité, mais au contraire de primitivisme. À tel point qu’on ne cesse de se demander s’il ne s’agit pas d’un canular. Mais non, le jeune Galilée croit très sérieusement, comme tout le monde à son époque, que l’Enfer du christianisme est fiché dans les profondeurs de notre globe terrestre, sous la forme d’un cône ou d’une tranche de gâteau, juste au-dessous de Jérusalem… Notre savant poète, en se fondant sur de prétendues indications tirées du texte de la Divine Comédie, mesure les dimensions exactes du séjour infernal, et jusqu’à la taille de Lucifer… La longueur de son bras, précise Galilée, doit équivaloir à celle de 645 bras humains2.On découvre donc avec effarement que le jeune Galilée avait encore une conception spatiale, locale et littérale de l’Enfer chrétien. Il confondait le cosmos biblique et poétique avec le cosmos physique. Les métaphores de Dante, il les tenait pour des indications quantitatives; il prétendait faire l’arpentage de l’imaginaire!




C’est dire le chemin que va parcourir ce conférencier pour devenir le Galilée que nous connaissons, c’est-à-dire précisément le penseur et le savant quiva distinguer avec le plus grand soin et la plus grande clarté ce que, fidèle à son époque, il avait si allègrement confondu: la science et la religion, sans doute, mais aussi la science et la poésie, la science et les arts.Galilée, on l’a dit, n’a cessé de réfléchir sur l’expression artistique. Or, c’est avec unegrande force qu’il va bientôt affirmer son autonomie, et la singularité de la démarche de l’artiste. Et sans doute est-ce parce qu’il a compris d’une manière audacieuse et nouvelle la nature propre des arts qu’il va pouvoir proclamer la spécificité de la science.Depuis Léonard de Vinci, on disputait à l’infini pour savoir quel art, de la peinture ou de la sculpture, était le plus grand. C’est ce qu’on a appelé la querelle du Paragone, c’est-à-dire de la «comparaison». Galilée, dans une lettre à l’un de ses amis, le peintre florentin Ludovico Cigoli, s’engage à fond dans cette querelle, pour affirmer la supériorité de la peinture. Pourquoi? Parce qu’à la peinture il suffit de deux dimensions pour restituer la vérité d’une nature en trois dimensions. Or «plus les moyens par lesquels on imite sont éloignés des choses à imiter, plus admirable sera l’imitation3». L’imitation réussie est une recréation, une métaphore, une transposition; l’art n’est pas un décalque, mais un langage.Cette idée magnifique va se retrouver dans les considérations de Galilée sur la musique. Ce qu’accomplit la peinture (restituer un monde par le langage d’un autre monde), la musique le fait a fortiori, puisque rien n’est plus éloigné du cri de douleur que le chant, et que le chant, pourtant, exprime la douleur; mieux encore, la musique purement instrumentale, sans le secours de la voix humaine, parvient elle aussi à traduire le cri, et peut-être plus parfaitement encore que la musique vocale. Ici, plus que nulle part ailleurs, les «moyens par lesquels on imite» sont éloignés des «choses à imiter». L’art n’est décidément pas une répétition servile du réel. L’art est un langage à nul autre pareil.Or, cette façon de concevoir le rapport de l’art à la réalité qu’il traduit (un rapport autonome et créateur) se retrouve dans la conception que le Galilée de la maturité va se faire de la science. De même que l’art n’est pas un décalque des émotions humaines et des formes du monde, mais les reconstruit avec ses moyens propres, la science elle aussi reconstruit le réel avec ses moyens propres: le calcul, le raisonnement, l’expérimentation. Non que pour autant elle invente une réalité parallèle, détachée de son objet, le monde. Au contraire, elle s’y relie et n’a d’autre but que de s’y relier. Mais c’est elle qui élabore les instruments de cette relation.Ainsi donc, ni la science ni l’art ne sont des décalques serviles de la réalité. Lire le grand livre de la nature, c’est le réécrire avec des mots humains. Artiste ou savant, chacun recourt dès lors à son vocabulaire et sa syntaxe propre. Les arts parlent le langage de la beauté, et la science celui de la vérité.Voilà ce que Galilée a conquis, voilà ce qu’il nous a légué. Lui qui dans sa jeunesse situait l’Enfer au-dessous de Jérusalem et mesurait la longueur des bras de Lucifer, donnant ainsi l’exemple d’une extravagante confusion des genres et des niveaux, va finir par les distinguer et lessituer dans un cosmos intellectuel qui est encore le nôtre.Mais cette œuvre de clarification n’est-elle pas allée trop loin? La distinction du monde et de l’homme, des arts et des sciences, n’at-elle pas conduit à leur divorce définitif? Et malgré tout l’amour de Galilée pour les arts, sa pensée ne les a-t-elle pas condamnés à la subjectivité, à la relativité, donc, en un sens, à l’insignifiance? Car il a fait de la vérité scientifique une vérité si forte qu’elle nous dicte sa loi, supérieure à toute autre. Le Dialogue sur les deux grands systèmes du monde l’affirme d’une manière implacable: les arts, et de façon générale les humanités ne sont ni vrais ni faux, parce que la vérité n’est pas leur affaire. Les arts sont ce que nous voulons bien qu’ils soient. En revanche, «dans les sciences de la nature, les conclusions sont vraies et nécessaires, elles n’ont que faire de la volonté humaine»4. La science, donc, est si puissante qu’elle atteint une vérité objective, et qui s’impose à tous comme la vérité. Universelle, irréfutable, unique, et radicalement étrangère à l’intuition qui règne dans les arts. L’art peut bien nous faire goûter le beau, mais il n’a plus rien à nous dire lorsqu’il s’agit d’atteindre au vrai.Pourtant, l’art ne se laisse pas si facilement exiler de la vérité. Chez Galilée lui-même, et peut-être malgré lui-même, le vrai et le beau n’ont jamais cessé de dialoguer. Ils n’ont jamais cessé d’échanger leurs pouvoirs, au point que sa vision «scientifique», en dépit des apparences, doit beaucoup à sa conception «artistique» du monde. Chez le père de la modernité, et malgré qu’il en ait, le beau persiste dans le vrai. C’est du moins ce qu’affirme l’historien d’art Erwin Panofsky, qui compara les goûts artistiques de Galilée et ses goûts cosmologiques, si l’on peut ainsi parler5.Il se trouve que Galilée avait des amours et des détestations esthétiques très tranchées. Ainsi, discutant longuement et passionnément des mérites respectifs de l’Arioste et du Tasse, il place le premier infiniment au-dessus du second6. Il exprime d’ailleurs sa préférence en termes fortement imagés: l’Arioste est fluideet harmonieux comme une peinture à l’huile, écrit-il; le Tasse est fait de pièces et de morceaux comme une marqueterie… Ou encore: lorsque je lis l’Arioste, j’ai l’impression de parcourir les jardins d’un palais grandiose; lorsque je lis le Tasse, j’ai le sentiment d’errer dans les dédales tortueux d’un cabinet de curiosités7. Bref, l’Arioste est pour Galilée le modèle de ce que nous appellerions un classique; son œuvre est harmonieuse, unie, sans complications inutiles ni mélange des genres. Le Tasse, qui se complaît dans les allégories compliquées, les changements de ton, les vers amphigouriques, a le tort d’être un maniériste.Cette façon d’opposer la Renaissance au maniérisme se retrouve, tout aussi tranchée, dans le jugement que Galilée porte sur les peintres des deux époques. Raphaël est simple comme l’Arioste. Et Vasari, Bronzino, Parmigianino, Arcimboldo sont compliqués comme le Tasse. Heureusement que les représentants de la nouvelle génération, Annibal Carrache ou le Dominiquin, renouent avec la haute Renaissance…Classicisme, donc. Préférence pour les formes simples et pures, méfiance ou répulsion pour les formes dérivées. Le cercle oui, l’ellipse non. Galilée est obsédé par la perfection du cercle, à tel point quedans une réflexion sur l’anatomie humaine, il affirme que tous lesmouvements de notre corps peuvent être exprimés géométriquement par des cercles et des épicycles, c’est-à-dire des cercles sur des cercles…Or, observe Panofsky, ce classicisme ombrageux n’a-t-il pas quelque chose à voir avec les conceptions scientifiques de Galilée? Non que l’auteur du Dialogue ait défendu, bien sûr, la vision ptoléméenne de l’univers, qui pour sauver le géocentrisme est précisément contrainte de décrire les mouvements des planètes par des cercles et des épicycles. Galilée était on ne peut plus copernicien. Mais il s’arrêtait à Copernic. Pour lui, le cercle était la perfection, il le répète souvent dans son Dialogue sur les deux grands systèmes du monde8. La découverte capitale de Kepler, dont nous savons pourtant qu’il la connaissait parfaitement, il ne l’a jamais reprise ni même mentionnée. Quelle découverte? Eh bien, que les trajectoires des planètes ne tracent pas des cercles mais des ellipses…Et Panofsky fait cette hypothèse extraordinaire: si Galilée rejette Kepler, ne serait-ce pas parce que dans son approcheartistique du monde, il rejette l’ellipse? Ne serait-ce pas parce que l’astronomie de Kepler était trop peu classique, trop impure, trop… maniériste9? Oui, pour Galilée, pourtant révolutionnaire comme personne ne le fut en son temps, l’idée que les planètes ne parcourent pas des trajectoires parfaitement circulaires était insupportable. L’univers ne pouvait pas être un tableau de Vasari ou de Parmigianino, excessif et boursouflé. L’univers était une Madone de Raphaël…
Ainsi Galilée, si souvent considéré comme le fauteur de la séparation moderne entre la science et l’art, et qui, en un sens, l’est réellement, ne peut s’empêcher de les unir dans sa vision du monde. Après tout, c’est lui qui a écrit que les démonstrations en faveur de la cosmologie copernicienne, si elles sont vraies, doivent être belles10. C’est lui qui n’hésitait pas à comparer l’invention d’une hypothèse scientifique à celle d’une fiction littéraire11.Depuis l’époque de Galilée, il est vrai que la science a pris des distances encore bien plus grandes avec l’art. On fera d’ailleurs remarquer que cette influence de l’esthétique sur la cosmologie est à l’origine, chez lui, d’une erreur scientifique. Mais l’héliocentrisme, qui jusqu’à plus ample informé n’est pas une erreur, a lui aussi triomphé, chez Copernicpuis chez Galilée, pour des raisons qui furent au moins partiellement d’ordre esthétique. En tout état de cause il est impossible, aujourd’hui encore, de nier la part de l’esthétique dans une hypothèse scientifique ou cosmologique. On cherche aujourd’hui à unifier la physique quantique et la physique relativiste. Et pourquoi? Parce que leur désunion n’est pas satisfaisante, qu’elle fait désordre, et que la simplicité, c’est la beauté…Nous sommes toujours dans cette étrange situation, d’ignorer si la vérité objective que vise la science n’est pas en même temps notre construction subjective, notre œuvre d’art.Mais n’est-il pas heureux qu’il en aille ainsi? Voilàbien le plus bel héritage que nous ait laissé la Renaissance italienne en général, et Galilée en particulier: que nous puissions continuer d’avoir sur le monde, aujourd’hui, ce qu’Einstein appelait «des points de vue d’architecte». La vérité continue d’avoir affaire à la beauté. Le mot de théorie nous vient du grec; il signifie contemplation.

