Le chat ne vous regarde pas

La peinture de Balthus inspire et décourage le commentaire. Elle appelle l’interprétation, et la refuse toujours. Ne serait-ce pas parce quecet artiste est «le roi des chats», comme il se nommait lui-même ? En 1919, à l’âge de onze ans, Balthus réalise une série de dessins racontant l’histoire vraie du chat Mitsou,recueilli et choyé, mais qui finit par disparaître pour toujours, provoquant les pleurs de l’enfant – lequel se représente luimême en larmes dans le dernier dessin. Cette première œuvre, c’est le poète Rilke, dont la mère de Balthus était alors l’égérie, qui s’arrangera pour la faire publier en 1921, et qui l’honorera d’une étonnante préface annonciatrice, peut-être, de toute l’œuvre du peintre. Entre 2000 et 2001, quatre-vingts ans après ses dessins d’enfant surdoué, Balthus travaille à un tableau que la mort interrompra, Jeune fille à la mandoline. Dans le coin inférieur gauche de ce tableau se tient, dûment assis, dûment sphinx et dûment indifférent, l’ultime frère de Mitsou.On sait que la présence du chat scande toute l’œuvre de Balthus1. S’il fallait nommer, dans cette œuvre, un autre thème central, une présence encore plus constante, on s’apercevrait bien vite que la jeune fille (car c’est évidemment d’elle qu’il s’agit) n’est qu’un second visage, un second corps du même être félin: troublante avant d’être troublée, caressante sans caresse, forcément éphémère, perpétuel passage, impossible arrêt. Comme par hasard, cette figure balthusienne se trouve également au centre de sonultime tableau ; elle y repose nue sur une méridienne, alanguie, attirante, mais le chat...

La peinture de Balthus inspire et décourage le commentaire. Elle appelle l’interprétation, et la refuse toujours. Ne serait-ce pas parce quecet artiste est «le roi des chats», comme il se nommait lui-même ?

En 1919, à l’âge de onze ans, Balthus réalise une série de dessins racontant l’histoire vraie du chat Mitsou,recueilli et choyé, mais qui finit par disparaître pour toujours, provoquant les pleurs de l’enfant – lequel se représente luimême en larmes dans le dernier dessin. Cette première œuvre, c’est le poète Rilke, dont la mère de Balthus était alors l’égérie, qui s’arrangera pour la faire publier en 1921, et qui l’honorera d’une étonnante préface annonciatrice, peut-être, de toute l’œuvre du peintre. Entre 2000 et 2001, quatre-vingts ans après ses dessins d’enfant surdoué, Balthus travaille à un tableau que la mort interrompra, Jeune fille à la mandoline. Dans le coin inférieur gauche de ce tableau se tient, dûment assis, dûment sphinx et dûment indifférent, l’ultime frère de Mitsou.On sait que la présence du chat scande toute l’œuvre de Balthus1. S’il fallait nommer, dans cette œuvre, un autre thème central, une présence encore plus constante, on s’apercevrait bien vite que la jeune fille (car c’est évidemment d’elle qu’il s’agit) n’est qu’un second visage, un second corps du même être félin: troublante avant d’être troublée, caressante sans caresse, forcément éphémère, perpétuel passage, impossible arrêt. Comme par hasard, cette figure balthusienne se trouve également au centre de sonultime tableau ; elle y repose nue sur une méridienne, alanguie, attirante, mais le chat regarde ailleurs: pourquoi la regarderait-il, puisqu’il est son double ? En revanche, à droite du tableau, un chien s’est dressé pour atteindre l’appui de la fenêtre. Veut-il regarder le paysage ? Non: humain, trop humain, ce lévrier s’érige pour contempler bien autre chose, la jeune fille nue, et cette partie de la jeune fille que la langue familière désigne d’un nom de petit félin – féminin, domestique et pourtant sauvage.La voilà peut-être, la raison de la fascination singulière qu’exerce la peinture de Balthus: cet artiste n’observe pas la réalité de la manière directe, avide, franche et désirante des chiens, il l’examine comme font les chats. Après Baudelaire, Rilke parle admirablement de ces animaux, dans la préface qu’il écrivit pour Mitsou. «Ils nous regardent, direz-vous ? Mais a-t-on jamais su si vraiment ils daignent loger un instant au fond de leur rétine notre futile image ? Peut-être nous opposent-ils, en nous fixant, tout simplement un magique refus de leurs prunelles à jamais complètes ?»2. Les humains sont futiles, ou sont de trop; la complétude du monde félin n’en a pas besoin. L’œil des chats glisse sur eux parce qu’il n’attend rien d’eux. Leur regard ne le concerne pas. Son regard ne les regarde pas. Existent-ils seulement ?

Or Balthus, peut-être pour faire le deuil d’un chat trop aimé dans son enfance, et trop tôt disparu, a choisi de devenir chat luimême, et de porter à son tour sur le monde humain le regard étranger de sa prunelle «à jamais complète». Non seulement il n’a cessé de peupler ses tableaux de chats et de très jeunes filles (les seules créatures humaines qui leur ressemblent), non seulement il a montré le regard sans regard de ces êtres frères et sœurs (prunelles des chats, sexe des jeunes filles), mais son propre œil de peintre est luimême œil félin, sexe de fille: il est lui-même furtif et secret, troublant mais non troublé, présence fuyante, plénitude innocemment dédaigneuse, aristocratie animale, disparition dans la fente du temps.Plusieurs de ses tableaux majeurs, comme La Montagne ou La Rue, représentent despersonnages hiératiques et absents, dont les attitudes ou les occupations sont à la fois évidentes et totalement opaques, transparentes et absurdes. Eh ! oui, tels sont, pour le regard d’un chat, les attitudes et les occupations des hommes. Quant aux chefs-d’œuvre de la grande maturité, les Chats au miroir, ils mettent en scène l’étrange affrontement du félin et de la jeune fille, entre lesquels s’interpose un miroir paradoxal, et comme superflu, puisque précisément ces deux êtres ne cessent de se mirer l’un dans l’autre. Le miroir de Balthus est transparent.Dans un autoportrait de 1935, l’artiste se désigne lui-même comme «The King of Cats». Et c’est le moment d’évoquer cette étrange enseigne de restaurant, Le chat de la Méditerranée (1949), figurant un homme à tête de félin, qu’on ne peut que considérer comme un autoportrait. Cet homme-chat tourne le dos à la jeune fille qui, demi-nue dans un canot, fait naître un arc-en-ciel d’où jaillissent des poissons que le monstre pourra manger: la chair fraîche dont il se nourrit, ce sont toutes les couleurs du spectre. Autoportrait, donc, et métaphore du peintre: l’artiste ne dévore pas son modèle. Mais afin de le dévorer quand même – pour être félin, on n’en est pas moins homme – il passera par la médiation de la peinture et la caresse du pinceau.Lorsqu’on dit que tout grand peintre est «visionnaire», c’est qu’on lui attribue un regard transcendant, capable de voir ce que ne voit pas le commun des mortels, capable de penser et de peindre comme peindrait Dieu, comme peindraient le ciel ou la terre. La fascination de Balthus pour de grands artistes du passé, c’est bien la fascination pour de tels regards venus d’ailleurs: celui de Piero della Francesca, surtout, qu’il a passionnément copié, et qui peignait avec la sublime indifférence et l’hiératisme de l’éternité. Mais aussi celui d’Ingres (et la somptueuse froideur de son romantisme trop dompté), sans oublier celui des surréalistes (qui ne voient le réel qu’au miroir prismatique du rêve); peut-être davantage encore celui de la peinture japonaise et de la peinture chinoise, qui lui devinrent presque consubstantielles: dans ces arts étrangers à l’Occident, ce n’est pas l’homme, ni Dieu, ni l’éternité qui regardent le monde. C’est le monde lui-même. L’homme et ses passions, dès lors, ne sont qu’un accident du paysage.Eh bien, le voici, le regard propre de Balthus: à la fois l’éternité de Piero, la froideur d’Ingres, l’onirisme surréaliste, le détachement extrême-oriental. Tout cela ensemble, n’est-ce pas le regard du chat? Et le chat, ce sphinx de l’inconscient, vous allez le contempler, vous allez le désirer, prunelle nue. Mais le peintre vous rappelle, de son premier à son dernier tableau, que le chat, lui, ne vous regarde pas.

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