Créateur de la phalange (corps de fantassins), Philippe II de Macédoine n’en négligeait pas pour autant la cavalerie. Au contraire, il lui attribua un rôle important, voire décisif dans les batailles. Son fils Alexandre fit de même, choisissant de combattre à la tête de ce corps d’élite, fort de 5000 hommes lors de la conquête de l’Asie. Excellent cavalier, Alexandre disposait d’une monture digne de lui: Bucéphale, dont le nom a franchi les siècles.
C’est à Plutarque qu’on doit le récit fameux où l’on apprend comment Alexandre prit possession de Bucéphale. Le prince héritiersortait à peine de l’enfance, mais se distinguait déjà par son intelligence, sa ténacité et son audace.«Un jour, écrit Plutarque, le Thessalien Philonicos amena à Philippe Bucéphale, qui était à vendre pour 13 talents. On descendit dans la plaine pour essayer ce cheval, et on le trouva rétif et tout à fait intraitable: il ne se laissait pas monter, et ne supportait la voix d’aucun des écuyers de Philippe, mais se cabrait contre tous. Comme Philippe, impatienté, donnait l’ordre de l’emmener car il le jugeait absolument sauvage et indomptable, Alexandre, qui était présent, dit:- Quel cheval ils perdent, parce que, faute d’habileté et de courage, ils ne savent pas en tirer parti !Tout d’abord Philippe garda le silence, mais comme Alexandre continuait à murmurer et à se désoler, il lui adressa la parole:- En blâmant comme tu le fais des gens plusâgés que toi, crois-tu donc en savoir plus qu’euxet être mieux capable de manier ce cheval ?- Certes, répondit Alexandre, je le manieraimieux qu’un autre.- Et, si tu n’y parviens pas, à quelle peine te soumettras-tu pour ta témérité ?- Par Zeus, répliqua-t-il, je paierai le prix du cheval.Ces mots provoquèrent le rire, puis le père et le fils conclurent entre eux le pari.Aussitôt Alexandre courut au cheval et, saisissant la bride, le tourna face au soleil, car il avait observé, semble-t-il, que l’animal était effarouché par la vue de son ombre qui se projetait et dansait devant lui. Il le flatta et le caressa un moment ainsi, tant qu’il le vit furieux et haletant, puis, rejetant tranquillement sa chlamyde (ou cape), il sauta sur lui et l’enfourcha fermement. Alors, tirant légèrement de côté et d’autre le mors avec les rênes, il le modéra sans le frapper ni lui déchirer la bouche. Puis, voyant qu’il abandonnait son attitude menaçante et qu’il avait envie de courir, il le lança à bride abattue en le pressant d’une voix plus hardie et en le frappant du talon. Philippe et son entourage étaient d’abord restés muets d’angoisse; mais lorsqu’Alexandre, tournant bride, revint vers eux avec aisance, joyeux et fier, tous l’acclamèrent à grands cris, et son père, dit-on, versa des larmes de joie, puis, quand Alexandre eut mis pied à terre, il le baisa au front et dit:- Mon fils, cherche un royaume à ta taille: la Macédoine est trop petite pour toi.»
À compter de ce jour, Bucéphale et Alexandre furent inséparables. D’autant que ce cheval, selon Aulu-Gelle, «ne supporta jamais aucun autre cavalier». Cette complicité dura plus de quinze ans, interrompue seulement par la mort de l’animal. Mort pour ainsi dire héroïque, comme le rapporte le même Aulu-Gelle:«Au cours de la guerre des Indes, Alexandre, chevauchant sa monture et tout à l’accomplissement de ses exploits, s’enfonça dans les lignes ennemies sans bien évaluer le risque qu’il prenait. De toutes parts des javelots jaillirent et son cheval reçut plusieurs blessures profondes au cou et au flanc. À moitié mort et déjà presque exsangue, l’animal se mit pourtant à galoper à vive allure et tira le roi des griffes des assaillants. Dès qu’ils furent hors de portée des javelots, Bucéphale s’effondra sur place. Certain que son maître était désormais sain et sauf, il expira tel un humain conscient qu’il peut partir en paix.»La bataille dont il est question, contre le roi Pôros, s’est déroulée en été 326 av. J.-C., près de la rivière Hydaspe, l’actuelle Jhelum, à la frontière indo-pakistanaise. Alexandre, inconsolable de la perte de son cheval, lui fit d’imposantes funérailles et, afin de perpétuer sa mémoire, fonda une ville sur le lieu du tombeau, ville nommée selon son désir Bucéphalie, aujourd’hui Jalâlpur.Si l’on veut se représenter maintenant le fier animal, il faut recourir cette fois-ci au témoignage d’Arrien, affirmant que Bucéphale était noir de robe, avec sur le front une tache blanche évoquant un crâne de bovidé, ce qui explique son nom (de bous = bœuf et de kephalê = tête).
Quant à son origine, elle se déduit de celle du vendeur, mentionnée par Plutarque: la Thessalie. Lieu d’apparition du premier cheval, à en croire la mythologie, cette région de plaines herbeuses était à l’époque historique un centre d’élevage réputé dans toute la Grèce et au-delà.Jules César, héritier spirituel d’Alexandre et aussi bon cavalier que lui, se devait de disposer à son tour d’une monture exceptionnelle. Si l’on ignore le nom et la race de son cheval, on sait néanmoins, par Suétone, qu’il était superbe, avec une particularité étonnante: des sabots antérieurs «fendus en ongles de doigts, ce qui lui donnait quelque chose d’humain». Jules César l’avait vu naître chez lui. Et, comme les haruspices (ou devins) promettaient à son maître l’empire du monde, il l’avait dressé avec un soin jaloux. Premier à le monter, il fut aussi le seul, précise Suétone, la bête n’acceptant que ce cavalier.Or, quand il s’est agi d’orner son nouveau forum d’une statue monumentale à son effigie (vers 46 av. J.-C.), le dictateur ne manqua pas de se présenter en cavalier, tel que ses légionnaires avaient l’habitude de le voir. Mais, d’après Stace, il ne voulut pas confier le travail à un artiste local. Il réemploya, en modifiant seulement la tête, une œuvre ancienne, enlevée à la Grèce. Celle-ci figurait originellement Alexandre monté sur Bucéphale, l’auteur du groupe en bronze n’étant autre que le célèbre Lysippe, sculpteur favori du conquérant macédonien. Bel exemple de récupération politique !Il n’empêche que Jules César, auréolé de gloire, savait aussi se départir de sa superbe, faire preuve de simplicité. En effet, il n’hésitait pas à descendre de cheval, lorsqu’il s’agissait d’encourager ses troupes lors de marches forcées. «Il les précédait à pied, déclare Suétone, tête nue, au soleil ou sous la pluie.» Soit jusqu’à 36 kilomètres par jour, avec armes et bagages ! Rien d’étonnant, au reste, quand on sait par ledit biographe que le grand homme était «d’une endurance inimaginable».