«Peu d’artistes ont été plus moqués durant leur vie que le Douanier, et peu d’hommes opposèrent un front plus calme aux railleries, aux grossièretés dont on l’abreuvait.» C’est ce que note Apollinaire rendant compte, dans L’Intransigeant du 20 avril 1911, du «triomphe» posthume de Rousseau au Salon des Indépendants, où fut réunie, pour la première fois, une quarantaine de ses toiles. La Fondation Beyeler en rassemble à peu près autant, pour célébrer cette année le centenaire de sa mort.
Le Douanier avait conscience de sa force», continue Apollinaire, «il lui échappa une ou deux fois qu’il était leplus fort des peintres de son temps. Et il est possible que sur bien des points il ne se trompât point de beaucoup». En effet, Rousseau n’a jamais douté de son génie, mais ce n’est qu’après sa mort qu’il fut reconnu comme un des peintres les plus audacieux du tournant du XXe siècle, au même titre que Cézanne et Gauguin, ses contemporains.Parmi les rares admirateurs que Rousseau eut de son vivant figurent en premier lieu des peintres et des écrivains d’avant-garde: Delaunay, Kandinsky, Jarry. Le fameux banquet offert par Picasso au Douanier dans son atelier du Bateau-Lavoir au moment de l’acquisition de Portrait de femme n’était qu’un témoignage parmi d’autres. Picasso devait d’ailleurs acheter trois autres toiles du Douanier qu’il avait gardées toute sa vie et qui figurent aujourd’hui dans les collections de l’Hôtel Salé. Elles sont toutes présentes dans l’exposition de Bâle. Parmi elles Les Représentants des puissances étrangères venant saluer la République en signe de paix, dont les dimensions imposantes (130 x 161 cm) montrent à quel point Rousseau était sensible à la hiérarchie traditionnelle des genres qui place le tableau d’histoire au sommet.Le premier à reconnaître la nouveauté des toiles de Rousseau fut un jeune peintre suisse, Félix Vallotton, qui, en 1891, exposait à ses côtés au Salon des Indépendants. Le Douanier y avait été admis, non sans mal, quelques années auparavant. Il montrait cette année-là pour la première fois un tableau d’un genre inédit: un fauve dans la jungle, intitulé Surpris ! «Il écrase tout, écrivait Vallotton dans Le Journal suisse du 28 mars 1891. Son tigre surprenant uneproie est à voir, c’est l’alpha et l’oméga de la peinture, et si déconcertant que les convictions les plus enracinées s’arrêtent et hésitent devant tant de suffisance et tant d’enfantine naïveté.»Voilà lâché le mot qui allait coller à l’art de Rousseau et engendrer de nombreux malentendus. «Naïf», c’est ainsi que le considéraient également Delaunay et Kandinsky qui fit, lui aussi, l’acquisition de deux toiles (La Basse-cour et Le Peintre et son modèle, présentés à Bâle). Rousseau est tout sauf «naïf». Certes, en peinture, c’est un autodidacte, mais il est loin d’être inculte. Son père, ferblantier, l’a poussé à suivre le collège et même les premières classes du lycée à Laval. Ses résultats sont médiocres et il finit par entrer comme clerc chez un notaire pour gagner sa vie. Ce qui lui fit écrire, mais bien plus tard, qu’il avait été «obligé de suivre tout d’abord une autre carrière que celle où ses goûts artistiques l’appelaient».
Rien n’indique toutefois qu’il voulait devenir peintre, d’autant qu’il tâtait également de la musique, voire du théâtre.Ayant d’abord échappé au service militaire, il est néanmoins engagé malgré lui au 51e régiment d’infanterie à Angers, à la suite d’une histoire de larcin (qui lui avait valu un mois de prison). Libéré au bout de quatre ans, il trouve un emploi à l’Octroi de Paris, qu’il occupera jusqu’à sa retraite anticipée en 1893. C’est probablement dans les années soixante-dix qu’il a commencé à peindre, à l’époque où les premières expositions impressionnistes essayaient de battre en brèche la peinture académique (que Rousseau admirait d’ailleurs sincèrement). Ce fut aussi le moment de l’Exposition universelle de 1878, célébrant l’installation définitive de la République et la reprise de la colonisation en Afrique et en Indochine. Grâce à Clément (son ami peintre), il obtient une carte de copiste au Louvre et peut désormais confronter ses visions à celles des grands maîtres.Que Rousseau ait été un observateur avisé du monde dans lequel il vivait, qu’il ait été imprégné par son époque, l’exposition organisée en 2005-2006 par la Tate Modern, à Londres, le Grand Palais à Paris et la National Gallery de Washington, l’a parfaitement bien montré; elle voulait replacer l’œuvre du Douanier dans son contexte historique. On voyait alors tout ce que Rousseau doit à l’imagerie de son temps: gravures populaires, photographies, journaux illustrés, toiles de maître.
L’exposition de la Fondation Beyeler a une visée différente; elle renoue avec les expositions de Paris et de New York de 1984-1985, en mettant l’accent sur la vision artistique du Douanier, sur sa perception très étrange, très «exotique», de la réalité, pour reprendre une autre expression-cliché, lancée cette fois-ci, par Apollinaire, et qui a également provoqué de nombreux malentendus.Certes, la Forêt vierge au soleil couchant ou la Forêt tropicale avec singes sont des tableaux qu’on peut appeler «exotiques». Leur sujet s’inscrit dans le cadre de cette mode fin-de-siècle représentée également par Loti ou Gauguin. Mais L’Octroi, la Vue du Parc Montsouris, La Fabrique de chaises à Alfortville ou La Carriole du Père Junier ne le sont pas moins. À condition de donner à la notion d’exotisme un sens plus large, comme l’a fait Segalen, à la même époque, dans son Essai sur l’exotisme. L’auteur de René Leys et de Gauguin dans son dernier décor voulait d’abord «jeter pardessus bord tout ce que contient de mésusé et de rance ce mot d’exotisme» et «le dépouiller de tous ses oripeaux: le palmier et le chameau, casque de colonial, peaux noires et soleil jaune». Pour Segalen, «la sensation d’exotisme» est «la notion du différent», «la perception du divers», «la connaissance dequelque chose qui n’est pas soi-même», et le «pouvoir d’exotisme» est le «pouvoir de concevoir autre». Or, ce regard neuf permet de réenchanter les scènes les plus banales, de rendre sa poésie au monde qui nous entoure, comme essaieront de le faire les surréalistes, grands admirateurs de Rousseau. Renoncer à la perspective, construire les tableaux comme des collages, peindre avec la même précision des objets éloignés et des objets proches, ce sont quelques-uns des procédés qui permettent au Douanier de nous faire quitter nos habitudes visuelles et de concevoir un tableau non pas comme la reproduction de la réalité mais comme la création d’un monde nouveau. Ce travail, Rousseau l’a poursuivi avec un singulier acharnement. C’est ce qui fera de lui ce «primitif» de la peinture moderne, comparable aux «Fauves» (Matisse, Derain, Vlaminck), avec lesquels il avait enfin été admis à exposer au Salon d’Automne de 1905, devenant ainsi, à leurs côtés, un des fondateurs de notre modernité.