LE FAUSSAIRE DU SIÈCLE

Depuis sa redécouverte en 1882, début des fouilles à l’Acropole d’Athènes, la sculpture archaïque (VIe siècle av. J.-C.) a supplanté dans l’opinion générale celle des époques postérieures. Quel grand musée hors de Grèce n’a-t-il pas rêvé de posséder une œuvre de cet art ? À commencer par ceux du Nouveau Monde.Au sortir de la Grande Guerre, on vit apparaître aux États-Unis, sur le marché des antiquités, dessculptures extraordinaires, chefsd’œuvre inconnus de la Renaissance italienne. Des musées parmi les plus importants se portèrent acquéreurs. Notamment le Fine Arts Museum de Boston, qui déboursa 100 000 dollars pour un monument funéraire attribué à Mino da Fiesole, et le Metropolitan Museum de New York, qui se saigna pour une Madone à l’Enfant de Nicola Pisano. Quant aux collectionneurs privés, tels William Randolph Hearst et Helen Clay Frick, ils ne furent pas en reste. Personne en Amérique ne s’étonnait d’un tel déferlement d’œuvres majeures (des cargaisons entières !), car il était de notoriété publique que les grandes familles italiennes, en difficulté financière, se défaisaient discrètement de leur patrimoine. D’ailleurs, l’idée d’en remontrer au Louvre ou au British Museum l’emportait sur toute prudence !Mais l’euphorie retomba d’un coup, lorsque dans son édition du 17 décembre 1928, le Time révéla ce que certains scientifiques avisés avaient déjà subodoré: les prétendus chefsd’œuvre étaient en réalité des faux, de surcroît tout récents et donc sans la moindre valeur. Le scandale fut énorme, éclaboussant nombre de personnalités éminentes.Le faussaire à l’origine de cette supercherie était un certain Alceo Dossena,...

Depuis sa redécouverte en 1882, début des fouilles à l’Acropole d’Athènes, la sculpture archaïque (VIe siècle av. J.-C.) a supplanté dans l’opinion générale celle des époques postérieures. Quel grand musée hors de Grèce n’a-t-il pas rêvé de posséder une œuvre de cet art ? À commencer par ceux du Nouveau Monde.
Au sortir de la Grande Guerre, on vit apparaître aux États-Unis, sur le marché des antiquités, dessculptures extraordinaires, chefsd’œuvre inconnus de la Renaissance italienne. Des musées parmi les plus importants se portèrent acquéreurs. Notamment le Fine Arts Museum de Boston, qui déboursa 100 000 dollars pour un monument funéraire attribué à Mino da Fiesole, et le Metropolitan Museum de New York, qui se saigna pour une Madone à l’Enfant de Nicola Pisano. Quant aux collectionneurs privés, tels William Randolph Hearst et Helen Clay Frick, ils ne furent pas en reste. Personne en Amérique ne s’étonnait d’un tel déferlement d’œuvres majeures (des cargaisons entières !), car il était de notoriété publique que les grandes familles italiennes, en difficulté financière, se défaisaient discrètement de leur patrimoine. D’ailleurs, l’idée d’en remontrer au Louvre ou au British Museum l’emportait sur toute prudence !Mais l’euphorie retomba d’un coup, lorsque dans son édition du 17 décembre 1928, le Time révéla ce que certains scientifiques avisés avaient déjà subodoré: les prétendus chefsd’œuvre étaient en réalité des faux, de surcroît tout récents et donc sans la moindre valeur. Le scandale fut énorme, éclaboussant nombre de personnalités éminentes.Le faussaire à l’origine de cette supercherie était un certain Alceo Dossena, qui officiait à Rome, via Margutta. Né à Crémone en 1878, il avait fait son apprentissage chez un sculpteur sur marbre, pour se spécialiser ensuite dans la restauration des églises. Ce qui lui offrit l’occasion d’assimiler les divers styles, tout en acquérant la maîtrise des techniques, polissage, coloration et vieillissement artificiel de la pierre. D’où l’idée qui lui vint au cours de sa carrière d’arrondir son pécule en exécutant des copies et des pastiches. Pour les vendre, il s’en remit à un antiquaire qui lui avait proposé ses services, le nommé Alfredo Fasoli. Dossena savait-il ce que ce personnage peu scrupuleux allait faire de sa production ? Ou s’est-il laissé berner, comme il l’affirmera plus tard ?

Quoi qu’il en soit, le manège aurait pu durer longtemps, si Dossena n’avait eu vent de la marge prise par Fasoli: jusqu’à 500 fois la mise ! Il lui intenta un procès, qu’il gagna, le tribunal ayant retenu en sa faveur le fait qu’il n’avait participé directement à aucune transaction. En guise de dédommagement, on lui alloua la somme de 66 000 dollars. Les œuvres incriminées furent retournées à l’intermédiaire. Et l’État italien mit aux enchères le stock des invendus, soit 39 pièces. L’affaire se conclut définitivement avec la mort de Dossena, survenue en 1937, dans un hospice de Rome.À propos du «faussaire du siècle» (c’est ainsi que la presse de l’époque avait surnommé Dossena), il faut ajouter que sa spécialisation dans l’art italien ne l’avait pas empêché d’exploiter simultanément un autre filon: lasculpture grecque archaïque. Et dans ce genre, son morceau de bravoure est un groupe en marbre, réduit à la partie supérieure. Il représente un jeune homme en plein effort, car il porte sur l’épaule droite une jeune fille, censée se débattre. Scène d’enlèvement, dont le modèle est facile à déterminer: les figures de Thésée et Antiope, ayant orné le fronton ouest du temple d’Apollon Daphnéphoros à Erétrie (Eubée), découvert en 1899. Dossena, qui n’a pas vu l’original, s’est servi de photos. Et, pour égarer les soupçons, il a modifié certains détails, comme les coiffures et le vêtement, en s’inspirant d’autres œuvres célèbres, les Corés de l’Acropole et les Eginètes de Munich.

Aujourd’hui, aucun archéologue ne se laisserait prendre au piège, car les indices sont trop nombreux: sourire confinant au rictus; plissé du vêtement trop appuyé provoquant un effet de surcharge, de confusion; mouvements difficiles à décomposer; coups de ciseau hésitants. Et comment expliquer le vieillissement uniforme des surfaces, devant comme derrière ? Pourquoi le jeune homme a-t-il conservé son nez, alors que sa partenaire a perdu le sien et que la totalité de la sculpture porte des traces de chocs ? Où est passée l’impression de fraîcheur juvénile que le style archaïque produit ordinairement ? Enfin, un examen plus approfondi révélerait certainement que la partie manquante de l’œuvre n’a jamais existé, Dossena s’étant contenté de livrer un fragment, jugé plus suggestif.La pièce discutée ici n’a pas fini au rebut, un collectionneur ayant eu l’heureuse idée de l’acquérir et de la conserver. Il possède même une autre œuvre de Dossena, la non moins fameuse Pallas Athéna, qui fit un temps la fierté du Metropolitan Museum…La morale de l’histoire ? Lorsqu’un amateur s’entiche d’un objet et se déclare prêt à y mettre n’importe quel prix, quand même cet objet serait introuvable, il se présentera toujours quelqu’un pour affirmer qu’il peut l’offrir !


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