Le lieu inspirateur (Genève)

El Greco n’est pas venu au bout du lac Léman. Genève n’est le berceau ni de la peinture vénitienne, ni du suprématisme. Mais Conrad Witz et Ferdinand Hodler, forts des pouvoirs de l’imaginaire pictural, en ont tiré des œuvres transcendantes. Genève, un désert ?La seule autre ville européenne qui jouisse d’une situation géographiqueaussi époustouflante que Genève est Tolède. (Bien qu’elles ne se ressemblent pas.) En pensant à Tolède, il est vrai, je me laisse influencer par le tableau qu’en a fait El Greco; tandis que Genève n’a jamais inspiré un tableau d’un quelconque intérêt». Je trouve cette opinion au détour d’un livre très attachant de John Berger1, récit-autoportrait dans lequel il accueille magnifiquement dans les capitales européennes les personnages tutélaires de sa scène intérieure, pour les ressusciter d’entre les morts à la faveur d’une ultime rencontre entre Lisbonne et Cracovie. Sur mon écran intérieur, je vérifie l’assertion de l’écrivain anglais. On se rendra aussi au Musée de Genève, devant les œuvres.La première image, fondamentale au sens premier, est le panneau de 1444 de Conrad Witz – à un demi-siècle de la vue d’Arco par Dürer ! Avant cette date il n’y a pas eu, que l’on sache, de paysage topographique dans la peinture occidentale. Répondant à la commande de l’évêque,le peintre allemand venu de Bâle exécute un retable pour la cathédrale Saint-Pierre. L’un des volets extérieurs relate la scène de la Pêche miraculeuse (Jean 21, 1-8). Comment imaginer que Conrad Witz ait pu actualiser l’épisode évangélique du lac de Tibériade...

El Greco n’est pas venu au bout du lac Léman. Genève n’est le berceau ni de la peinture vénitienne, ni du suprématisme. Mais Conrad Witz et Ferdinand Hodler, forts des pouvoirs de l’imaginaire pictural, en ont tiré des œuvres transcendantes. Genève, un désert ?
La seule autre ville européenne qui jouisse d’une situation géographiqueaussi époustouflante que Genève est Tolède. (Bien qu’elles ne se ressemblent pas.) En pensant à Tolède, il est vrai, je me laisse influencer par le tableau qu’en a fait El Greco; tandis que Genève n’a jamais inspiré un tableau d’un quelconque intérêt». Je trouve cette opinion au détour d’un livre très attachant de John Berger1, récit-autoportrait dans lequel il accueille magnifiquement dans les capitales européennes les personnages tutélaires de sa scène intérieure, pour les ressusciter d’entre les morts à la faveur d’une ultime rencontre entre Lisbonne et Cracovie. Sur mon écran intérieur, je vérifie l’assertion de l’écrivain anglais. On se rendra aussi au Musée de Genève, devant les œuvres.La première image, fondamentale au sens premier, est le panneau de 1444 de Conrad Witz – à un demi-siècle de la vue d’Arco par Dürer ! Avant cette date il n’y a pas eu, que l’on sache, de paysage topographique dans la peinture occidentale. Répondant à la commande de l’évêque,le peintre allemand venu de Bâle exécute un retable pour la cathédrale Saint-Pierre. L’un des volets extérieurs relate la scène de la Pêche miraculeuse (Jean 21, 1-8). Comment imaginer que Conrad Witz ait pu actualiser l’épisode évangélique du lac de Tibériade en le «domiciliant» de façon si réaliste au bout du lac Léman sans qu’il ait ressenti davantage que la commode opportunité d’une apologétique biblicolocale ? Certes, l’empreinte du lieu nous paraît aujourd’hui aussi efficace qu’allant de soi. Mais pour penser que les alentours de la ville pouvaient avoir un sens prégnant qui dépassât le simple décor, il fallait sûrement un émoi inaugural – qui saisit l’artiste dès son arrivée dans les murs genevois, dont il montre sur la droite les restes gallo-romains, près du château de l’Ile.Cette séduction esthétique se traduit par les ombres que mettent sur les prés les arbres, dont les rangées organisent à la manière d’un bocage la campagne large et horizontale, autant que par le déroulement de la ligne nette des montagnes certifiant l’intense adhésion du regard. A l’exact aplomb du Môle, diamant noir et triangle trinitaire à la pointe significativement nimbée d’une (divine) nuée, se dresse dans son manteau de pourpre aux plis mouvants le Christ vertical. Mais plus encore que le théâtre sacré qui s’offre sur la rade de Genève (sous des visages mal refaits après les massacres iconoclastes de la Réforme), tant de détails et toute la lumière célèbrent «cette familiarité nouvelle avec le monde réel», dont a parlé Maurice Pianzola, même si le paysage-portrait de Conrad Witz ne répond pas encore à la recherche de la vérité qui sera le propre des Flamands.Quand, plus de trois siècles après, JeanEtienne Liotard (1702-1789) capte au pastel la vue qui s’étend devant son domicile en direction des Tranchées, de Malagnou, de la double naissance des Voirons,à gauche, et du Salève, à droite, avec au centre le Môle entouré de la chaîne neigeuse des Alpes (Amsterdam, Rijksmuseum), il mêle à la précision du reportage une dilatation presque étrange du temps et de l’espace qu’accomplit le blêmissement étale de sa palette. Le paysage des glacières, que Liotard tient pour l’une de ses pièces les plus précieuses, inclut à l’angle inférieur gauche son autoportrait au bonnet rouge, en demi-buste et de profil. L’artiste n’est ainsi pas le regardeur du paysage qu’il nous délivre, alors qu’il se métaphorise simultanément comme celui auquel le paysage (totalement intériorisé) atteste une pleine assignation genevoise.

Jean-Baptiste Camille Corot séjourne à de nombreuses reprises à Genève et y réalise à tout le moins une dizaine de tableaux, dont quatre huiles faites à Dardagny (aujourd’hui à Londres, New York et Philadelphia). «Comme c’est agréable de travailler ici. Et puis, la lumière est comme je l’aime, pleine de nuances délicates», écrit-il à un correspondant en juillet 1842. C’est sans doute à cette époque que Corot peint Le quai des Pâquis (1842), où s’incarne à son tour le génie du lieu. A l’arrière-plan, la masse du Salève se cherche dans les touches bourdonnantes qui nuancent le bleu, le vert et le mauve. Et, point de tension subtile, la luminosité quibaigne tout se trouve accentuée par les ombres noires qui tombent des arbres à la coulisse de droite et marquent dramatiquement les murs qui vont à l’eau opalescente.Le lac Léman avec cygnes (1915) égalise les poids des éléments sous les coups d’une brosse qui ne se masquent pas et apparie l’eau, la montagne et le ciel dans un bleu violacé. La ville s’efface. Le massif des deux Salève et du Mont-de-Sion n’est plus qu’une ligne de crête marquée qu’ourle un peu d’aurore rose. Se superposent dans une congruence des dessins et des climats l’ondulation horizontale du paysage et du corps étendu de Valentine Godé-Darel, la femme aimée, morte en janvier 1915. Devant sa fenêtre du quai du Mont-Blanc, Ferdinand Hodler déploie alors le monde et le lac dans une stricte frontalité, à largeur de mer, aux dimensions du cosmos. Ce tableau opère la fusion de l’être et de la nature; il manifeste la pensée de l’artiste («J’appelle parallélisme toute sorte de répétition de forme, associée à des répétitions de couleurs.») et sa philosophie intime de la succession des couchants et des aubes. Il revêt une autre portée encore: il réalise la magistrale postulation de Hermann Broch selon laquelle «le moi se cache, le soin du message lyrique est confié à l’objet, le poète s’efforce de l’arracher à ce qui a été vu, senti, vécu, d’exclure au contraire la façon dont lui-même a vu, senti, vécu»2. C’est le paysage qui parle de Valentine à la place de Hodler.Le lieu dont la présence autorise une telle objectivation créatrice n’a-t-il rien inspiré d’un quelconque intérêt ?

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