«Des grandes déesses de la vie, des Fécondités, j’en connais de toutes les sortes… Il n’y a que les sculpteurs des îles qui aient trouvé le moyen de les transformer en signes. D’habitude, elles sont plutôt fantastiques. Ou symboliques. Un peu comme la Vénus de Lespugue: des ventres. La mienne, celle que vous avez vue, elle me plaît, parce que j’aime la trouvaille du violon. Mais dans d’autres îles, le violon disparaît. Donc plus de ventre. C’est la déesse si vous voulez, enfin, l’objet magique, ce n’est plus la Fécondité.»
L’homme qui clame avec tant de flamme la grandeur de l’art cycladique n’est autre que Pablo Picasso exhibant, non sans fierté, l’une de ses précieuses «idoles» à André Malraux qui relatera l’épisode dans son fameux recueil La Tête d’obsidienne. Et pourtant, en cette première moitié du XXe siècle, le maître andalou n’est pas le seul à goûter l’épure et le haut degré de stylisation de ces étonnantes figures taillées dans le marbre il y a près de cinq mille ans. Le sculpteur britannique Henry Moore en possède lui aussi, et l’on sait, par le précieux témoignage d’une esquisse à l’encre datée de 1937, que Giacometti allait, quant à lui, les admirer au Louvre. Le musée, il est vrai, s’enorgueillit de conserver une monumentale tête des Cyclades qui devient très vite une icône dont on s’arrache les moulages dès 1932. Parallèlement, fleurissent sur le marché de grossières copies dont certaines iront même rejoindre d’importantes collections publiques ou privées, aveuglées par la «cycladomania» ambiante!
Mais s’il est un homme qui semble avoir joué un rôle essentiel dans la redécouverte de cette statuaire aux confins de l’abstraction, c’est bien l’éditeur d’origine grecque Christian Zervos (1889-1970) dont la revue, «Les Cahiers d’art», révolutionnera le jugement esthétique sur la création contemporaine et les arts «nègres» comme on les appelle à l’époque. La parution, en 1957, d’un volume entièrement consacré à cette statuaire primitive des îles grecques devient pour les collectionneurs comme pour les spécialistes une «Bible en images» grâce aux splendides photographies qui l’accompagnent. «Ni avant ni après les idoles cycladiques, la sculpture n’est parvenue à une si haute et si se reine tension des sentiments», résumera de façon lapidaire le grand critique d’art. On connaît la suite… Nombreux sont alors les artistes d’avant garde mais aussi les collectionneurs d’art moderne et d’art tribal – tels Josef Mueller ou Christian Zervos lui-même – qui se prendront de passion, dans son sillage, pour ces drôles de «poupées de marbre» au charme étrange et envoûtant.
Et pourtant, que de mystères opaques entourent encore l’un de ces «petits miracles» dont l’histoire de l’art a parfois le secret. Oscillant du modeste galet à peine ébauché à des sculptures proches de la grandeur naturelle, hésitant entre timide naturalisme et stylisation extrême, elles nous séduisent fortement, ces promesses de jeunes femmes saisies dans leur nudité originelle ! Qui sont-elles pour avoir traversé les siècles avec tant d’insolence et de fraîcheur ? Des nymphes célestes ? Des concubines du mort ? Des prostituées sacrées ? D’anodines amulettes ? D’ancestrales déesses-mères ?
Quel sculpteur talentueux les a fait naître de ses doigts experts pour leur conférer cette élégance immédiate, ce raffinement suprême, cette rigueur quasi mathématique derrière laquelle on devine de savants rapports de proportions ? Évidente apparaît leur supériorité sur ces kyrielles de Vénus néolithiques dont les bassins adipeux semblent une injure à leur géniale simplicité. Nul détail anecdotique ne s’égare en elles (tout au plus l’émergence de mamelons, le dessin stylisé d’une toison pubienne, la trace fugitive d’un pigment…), nulle complaisance, nulle emphase. Chaque créature née sur ces sols dépouillés et ingrats semble clamer haut et fort l’aridité du climat insulaire, le dialogue intense entre ombres et lumières, univers marin et chthonien tout à la fois, monde des vivants et monde de l’au-delà…
Toujours férus de classifications, les archéologues et les historiens de l’art se sont pourtant complu à baptiser du nom commode de leur lieu de découverte ce cortège de figures qu’un regard superficiel jugerait trop hâtivement monotones: «culture de Grotta-Pélos» (3200-2800 avant notre ère) dont les figures aux épaules atrophiées épousent vaguement l’apparence d’un violon; «type de Plastiras» dont les idoles se reconnaissent d’emblée à leur tête ovale scandée d’oreilles légèrement en relief et à leurs prunelles travaillées au foret; «type de Spedos» illustré, semble-t-il, par les plus grands sculpteurs; «type de Dokathismata» dont les idoles étirées à l’extrême ont presque des allures «giacomettiennes»; «type de Chalandriani» enfin renouant bizarrement avec un aspect fruste et trapu…
L’Américaine Pat Getz-Gentle (anciennement Pat Getz-Preziosi) est allée jusqu’à identifier le style et reconstituer l’évolution de carrière d’un certain nombre de génies cycladiques, tels le «Maître de Goulandris», le «Maître du Metropolitan Museum», ou le «Maître de Schuster», particulièrement bien représenté dans la collection Zervos.
L’on ne peut cependant que se perdre en conjectures sur le statut de ces créateurs anonymes sur lesquels s’extasient depuis trois quarts de siècle, archéologues, critiques d’art et collectionneurs. Faut-il reconnaître en eux d’honnêtes artisans affectés à cette tâche banale entre toutes ? Étaient-ils au contraire de talentueux et vénérés plasticiens élevés au rang d’«artistes», au sens moderne du terme ? En outre, ces «Michel-Ange des Cyclades» proposaient-ils leurs créations à une riche clientèle éparpillée dans ce chapelet d’îlots répartis en cercle («kyklos» en grec, d’où leur nom de «Cyclades»), ou bien travaillaient-ils pour les besoins restreints et exclusifs d’une collectivité locale ? Autant de passionnantes questions laissées sans réponse, en l’absence de sources écrites…
Face à cette symphonie de corps féminins dont les ventres légèrement bombés trahissent, à l’évidence, les prémices d’une heureuse grossesse, source de vie, de rares sculptures masculines (harpiste, chasseur armé d’un baudrier, buveur portant un toast…) vont bientôt pointer leur silhouette, clamant l’avènement d’un monde nouveau: celui des dieux et des héros qui auront pour nom Apollon ou Dionysos, Héraclès, Jason ou Orphée.