ela se passait, entre mai et juin 1872, de minuit jusqu’à 3 ou bien 5 h du matin, dans une chambre mansardéeà l’angle de la rue Monsieur-le-Prince et de la rue Racine, qui donnait sur un jardin du lycée Saint-Louis aux arbres énormes, puis dans «une chambre jolie sur une cour sans fond» de l’Hôtel de Cluny, rue Victor-Cousin, près de la Place de la Sorbonne. Un alchimiste du verbe, absolument solitaire, composait des vers nouveaux, réinventait des mondes dans une transparence où se dissolvaient les apparences sensibles.«J’ai une soif à craindre la gangrène», écrivait-il à son ami Delahaye, dans une lettre datée de «Parmerde, Jumphe 1872»: «les rivières ardennaises et belges, les cavernes, voilà ce que je regrette», ajoutant qu’«il y a bien ici un lieu de boisson que je préfère. Vive l’académie d’Absomphe», c’est- à-dire la taverne Pélorier, 176 rue Saint-Jacques, avec ses 40 tonneaux d’eau-de-vie, comme les 40 Immortels, où s’abandonner à la fée verte, «L’Absinthe aux verts piliers». Comment mieux faire entendre sinon par ce partage entre la nature et la crapule, par une contradiction qui traverse sa condition d’homme, l’inapaisable, l’inextinguible soif, l’«Hydre intime» qui brûlait tout son être ? La série des cinq poèmes, sur des rythmes impairs et pairs, s’intitulait Comédie de la soif. Libre à nous de faire résonner dans ce titre la Comédie d’un autre Voyant, qu’elle fût divine (Dante) ou humaine (Balzac), sans négliger non plus l’admirable Psaume 41: Quemadmodum desiderat cervus ad fontes aquarum / ita desiderat anima mea ad te, Deus («Comme le cerf languit après l’eau vive, ainsi languit mon âme vers toi, mon Dieu»).Dans Alchimie du Verbe, d’Une saison en enfer, Rimbaud cite un autre de ses poèmes, Larme, en exemple de cette entreprise qui «fut d’abord une étude. J’écrivais des silences, je notais l’inexprimable. Je fixais des vertiges». Le thème de la soif s’y affirme d’emblée, avec le même balancement entre l’eau vive et l’ivresse amère, entre un or malsain de l’ivrogne et l’étincelle d’or du Voyant:Loin des oiseaux, des troupeaux, des villageoises, Que buvais-je, à genoux dans cette bruyèreEntourée de tendres bois de noisetiers, Dans un brouillard d’après-midi tiède et vert ?Que pouvais-je boire dans cette jeune Oise […] Boire à ces gourdes jaunes, loin de ma case Chérie ? Quelque liqueur d’or qui fait suer.Je faisais une louche enseigne d’auberge […] Pleurant, je voyais de l’or – et ne pus boire. –Devenu lui-même «un opéra fabuleux», il fait entendre des voix multiples, aériennes ou fantomatiques, dans Comédie de la soif: «Que faut-il à l’homme ? boire», disent les voix de la famille, Les Parents, adeptes des vins du cellier. Le poète l’entend autrement, «à plus haut sens», comme disait Rabelais. Il cherche une autre ivresse («mourir aux fleuves barbares»), se moquant et appelant à «tarir toutes les urnes», celles des morts comme des boissons. Succèdent les voix poétiques de l’époque (L’Esprit), mais une soif aussi folle ne se désaltère pas avec des légendes et des figures d’Ondines ou de Vénus. Voici les camarades de cabaret, Les Amis, qui se bercent aux illusions du bitter et de l’absinthe. Écume stagnante, pourriture, répond-il. Reste la voie plus insidieuse de ses propres rêves, de ses voyages imaginaires (Le pauvre songe): «si j’ai jamais quelque or». C’est en pure perte et c’est indigne. Vient la Conclusion: toute vie, animale comme végétale, est soif, ontologiquement. Le poème s’achève sur une entrevision: où se dissoudre, au terme, où expirer, sinon là où s’évapore l’humide du nuage ou de la rosée matinale des fleurs ? «C’est la mer allée / Avec le soleil.»