Lettres autographes de Rousseau à Madame la Comtesse de Houdetot, en son Hôtel rue de l’Université, vis à-vis la rue de Beaune à Paris.
La onzième lettre conservée est datée de Montmorency, le 17 décembre 1757. Le 15 décembre, Rousseau a quitté l’Ermitage, «cet asile délicieux» dans le parc du château de la Chevrette qui touchait la forêt de Montmorency, où il avait accepté de s’installer à la demande que lui avait faite par amitié Madame d’Épinay. La célèbre Louise d’Épinay était par sa mère la cousine germaine de Sophie d’Houdetot et sa belle-sœur par son mariage avec le frère de celle-ci, Denis de Lalive d’Épinay. Sophie de Lalive de Bellegarde, née en 1730, mariée en 1748 avec le comte d’Houdetot, mère de deux fils (1749 et 1756), décédée à Paris en 1813, eut à partir de 1751, une liaison avec le marquis de Saint-Lambert qui dura toute leur vie. Il mourut dans ses bras en 1803.
Durant l’été 1757, en l’absence de son mari et de son amant tous deux en service à l’armée, elle était venue à Eaubonne, où elle avait loué une jolie maison à une lieue de l’Ermitage. Elle rendit visite à Rousseau. À sa seconde apparition, «à cheval et en homme», avec sa «forêt de grands cheveux noirs, naturellement bouclés», sa taille mignonne, «la gaucherie et la grâce tout à la fois» de ses mouvements, sa gaieté et sa «douceur d’âme» angélique, «ce fut de l’amour», écrit Rousseau (Confessions, IX). «Dévoré du besoin d’aimer, sans jamais l’avoir pu bien satisfaire, je me voyais atteindre aux portes de la vieillesse, et mourir sans avoir vécu.» Sous les frais bocages au chant du rossignol, courant retrouver ses bosquets, il s’était, «berger extravagant», jeté dans le pays des chimères, peuplant sa solitude «d’êtres selon son cœur». Il s’était forgé «deux idoles, l’une brune et l’autre blonde», dont il s’inventa le roman, d’amour et de passion sublimée dans le devoir, sa Julie, sa Nouvelle Héloïse. «Elle vint; je la vis… je vis ma Julie en Mme d’Houdetot, et bientôt je ne vis plus que Mme d’Houdetot» et cet amour fut «le premier et l’unique en toute ma vie». Leurs longues promenades dans un pays enchanté, leurs tendres confidences au clair de lune, dans le joli bosquet orné d’une cascade, n’échappèrent pas à Mme d’Épinay qui en fut excédée et se confia à Grimm. Indiscrétions, remarques, pressions diverses finirent par brouiller Rousseau avec sa protectrice et ses anciens amis, Grimm et Diderot.
Les premières lettres à Sophie, écrites au plus fort de la passion dans l’été 1757, semblent avoir été toutes détruites par Mme d’Houdetot. À l’automne, le style de la correspondance avait changé, prenant un tour moral, respectant les sentiments d’une femme sensible qu’il avait aimée sans espoir de retour, sinon celui de garder son estime, et à qui il consacra par la suite encore de longues heures à lui faire la copie en six volumes de sa Julie, qui était leur histoire. L’amour, l’amitié lui tenaient le plus à cœur. Ayant déménagé à la pire saison pour retrouver sa liberté et ne plus rien devoir à personne, au risque de paraître un ingrat, Rousseau, se distinguant des gens du monde comme des gens de lettres, de leur bienséance et de toute «morale mercenaire», expose fièrement ses principes à son amie de cœur dans sa lettre du 17 décembre: «L’amour de soi-même, ainsi que l’amitié, qui n’en est que le partage, n’a point d’autre loi que le sentiment qui l’inspire; on fait tout pour son ami comme pour soi, non par devoir mais par délice, tous les services qu’on lui rend sont des biens qu’on se fait à soi-même, toute la reconnaissance qu’inspirent ceux qu’on reçoit de lui est un doux témoignage que son cœur répond au nôtre. Voilà, Madame, ce qui convient à toute amitié. Pour moi, je l’avoue, je mets à tout cela des distinctions moins communes. Dévoré du besoin d’aimer, et d’être aimé, et peu sensible à tous les autres, je ne veux point que mes amis se tourmentent plus que moi de ma pauvreté, mais qu’ils m’aiment tel que je suis; je ne veux point qu’ils tournent leur attachement en soins officieux mais en sentiments, je veux qu’ils ne fassent valoir leur amitié que par des signes qui lui soient tellement propres qu’ils ne puissent avoir un autre motif» (page 3).