L’exposition Orient-Occident. Racines spirituelles de l’Europe, à la Fondation Martin Bodmer, donne lieu à une réflexion sur le sens du dialogue des cultures.
La question de l’identité agite ces temps-ci les esprits. Elle participe d’une histoire qui est aussi biencelle du brassage, guerrier ou nuptial, des populations, que de l’entrelacement des savoirs dont l’ensemble forme un tout composite. Mettre ce passé au présent est une condition de l’avenir, instaurant ce «dialogue des cultures» que souhaitait Denis de Rougemont, pour répondre aux Cassandre du «choc des civilisations». Dans son discours au Parlement européen, du 11 novembre 2009, Vaclav Havel s’est attaché à ce qui fait «notre identité», individus ou communautés. Il la pense en termes de diversité, d’affiliations partagées, complémentaires les unes des autres, de couches multiples qui se sont superposées. L’accent devrait être résolument mis au sein de l’Union européenne sur les fondements intellectuels et les valeurs spirituelles qui constituent notre commun héritage. Mais peut-être faut-il se méfier des métaphores, comme l’a souligné Alain de Libera dans un livre d’actualité déjà épuisé, Les Grecs, les Arabes et nous: plutôt que de «racines», qui fait image, mais sent trop son terroir retrouvé, maternel, vierge des ajouts ultérieurs, impurs ou accidentels, mieux vaudrait parler de patrimoine. «La riche histoire spirituelle et culturelle de l’Europe, qui combine des éléments de l’Antiquité, du Judaïsme, du Christianisme, de l’Islam, de la Renaissance et des Lumières a créé un ordre de valeurs indiscutables […] qui constitue ce qui réellement compte et donne à tout le reste sa direction», conclut Vaclav Havel.
Pour être fructueux, le dialogue exige d’abord un «scrupule d’historien», attentif, en abordant la translatio studiorum ou transmission des savoirs depuis l’Antiquité, à la complexité du phénomène, à sa «diversité rebelle», tributaire de plusieurs ordres de connaissances: histoire de la philosophie et des sciences, de la théologie, des techniques et des échanges commerciaux, voies de l’enseignement, rôle des institutions et des autorités impériales, ecclésiales etc.Prenons un exemple de l’interdépendance de l’Orient et de l’Occident: l’étude des poèmes homériques, berceau de notre monde, nous place au carrefour des cultures. L’Iliade témoigne autant des traditions orales des aèdes que de l’adaptation à la langue grecque de l’écriture alphabétique empruntée aux Phéniciens, car le texte est écrit. Aurait-on d’ailleurs transmis l’écrit sans le papyrus égyptien ? Les fouilles archéologiques sur le territoire de la Turquie attestent, quant à elles, l’historicité de la guerre de Troie, en remontant au IIe millénaire avant notre ère à des populations de culture anatolienne et à des rois hittites aux prises avec les Achéens. Littérairement, les comparaisons se font aussi avec l’épopée akkadienne de Gilgamesh: comme lui, Achille a provoqué la mort de son meilleur ami, comme lui encore, Ulysse est descendu au pays des morts. Mais l’attachement à la lumière du jour incarne pleinement le génie de la Grèce, tandis que dans la nuit de l’Hadès errent, lugubres, des ombres inconsistantes appelées à disparaître. Mais voici qu’aux premiers siècles de l’Empire, des philosophes néoplatoniciens, attachés à l’immortalité de l’âme et remontant de Platon à Pythagore jusqu’aux mystères d’Égypte, inaugurent la voie féconde des interprétations allégoriques et symboliques des mythes et font des aventures et des errances en mer d’Ulysse une pérégrination de l’âme descendue des cieux en ce monde de la génération et de la corruption et son exil au pays de la matière avant de regagner sa patrie céleste. De la même manière les philosophes médiévaux de l’École de Chartres au XIIe siècle interprèteront le naufrage initial d’Enée, chez Virgile, comme la chute de l’enfant à sa naissance dans cet océan de larmes et d’épreuves que constitue notre existence terrestre. Mais qui étaient ces philosophes néoplatoniciens des IIIe et Ve siècles ? Plotin, né en Égypte et venu d’Alexandrie à Rome, Porphyre, son disciple, originaire de Tyr, Jamblique le Syrien, Proclus le Byzantin. Ce sont eux que les cercles platoniciens de l’Italie de la Renaissance découvrirent et tentèrent de concilier avec le christianisme. En 1497, Marsile Ficin traduisait en latin et publiait à Venise sur les presses d’Alde Manuce l’édition princeps des commentaires de Proclus sur Platon. Mais le Moyen Âge fut aussi redevable à un Père de l’Eglise du IIe siècle, Clément d’Alexandrie, de l’intuition féconde qui sauva de la destruction les œuvres profanes de l’Antiquité grécolatine: ne fallait-il pas lire en effet les fables d’Orphée, d’Homère ou de Virgile comme autant de formes voilées, à réinterpréter, de la Révélation chrétienne ? Dès lors toute œuvre léguée par les païens témoignait de l’obscur cheminement de la vérité. Sur cette voie, les romans du Graal tissèrent dans l’imaginaire féerique de l’Autre Monde celtique la trame des matières antiques de Thèbes, de Troie et de Rome, à la lumière augustinienne des mystères chrétiens.Une autre transmission remarquable concerne les entrées d’Aristote dans les métaphysiques médiévales, en deux temps, à l’âge grécolatin, avec Boèce, puis arabo-latin avec Averroès. Alain de Libera a magistralement mis en lumière l’attitude exemplaire de Thomas d’Aquin: s’il réfute Averroès sur Aristote, il le fait justement en discutant avec lui, comme avec Avicenne et avec Maïmonide, à raison égale, parce que le «Commentateur» l’oblige à relire Aristote et à réviser ses conceptions, pour avancer dans la découverte de ce qu’il considère comme la vérité. «Pour Thomas d’Aquin, les musulmans ne sont pas exclus du logos, c’est même le seul terrain où l’on puisse se confronter à eux, le terrain de la raison naturelle, dont aucun homme n’est exclu, quelle que soit sa religion.»
Ce point est essentiel pour donner son contenu au dialogue des cultures. On rejoint Montaigne dans L’Art de conférer: «La cause de la vérité devroit estre la cause commune à l’un et à l’autre», «car nous sommes nés à quester la vérité», non à la posséder. Dialoguer c’est reconnaître que l’autre contribue avec la même raison à cette recherche, en partant d’un autre point de vue,ce qui nous invite à changer de regard comme de perspective. Lévi-Strauss avait osé parler de pensée mythique, parce qu’une rationalité y était tout aussi bien à l’œuvre. Pareille confrontation est salutaire, elle nous révèle à nous-mêmes, sous un jour encore insoupçonné ou inaperçu: «C’est intérieurement que va le chemin mystérieux», disait admirablement Novalis dans Les Fragments (Pollens). La définition qu’a donnée Martin Bodmer à son entreprise, y fait écho:Was ist nun aber Weltliteratur eigentlich ? Sie ist der Weg des Menschen zu sich selber. Raison pour laquelle la Fondation qu’il a créée présente aujourd’hui à partir du propre fonds de ses collections l’exposition qui fera date: OrientOccident. Racines spirituelles de l’Europe.