Le secret des couleurs ZONE BLEU

De gustibus et coloribus non est disputandum. De ce proverbe scolastique, à la généalogie sans doute plus ancienne, on imagine sans peine la sagesse bafouée au fil des siècles. Sagesse relative, d’ailleurs, comme le soulignait Paul Valéry: «Il faut disputer des goûts et des couleurs. D’abord parce que toute dispute se réduit àcette espèce, et qu’il faut que l’on dispute1». À sa manière discrète, un homme en a même fait, en quelque sorte, son métier; il s’agit de l’historienMichel Pastoureau, qui mène depuis plus de trente ans une recherche sur les couleurs et l’histoire de leur perception. Le médiéviste français s’inscrit dans le courant d’une certaine anthropologie historique, centrée autour de l’École Pratique des Hautes études et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, qui a profondément renouvelé la discipline, en postulant que seule la juste appréhension des mentalités pouvait donner une compréhension du passé exempte d’anachronismes. Les historiens de ce courant ont développé des sujets complexes et stimulants, présentés dans des livres dont certains ont reçu un accueil chaleureux. Bleu, histoire d’une couleur, publié par Michel Pastoureau en 2002, s’inscrit dans cette prestigieuse lignée. Lors d’une récente conférence à l’Institut National Genevois, il en a repris, pour le plus grand plaisir de l’assemblée, quelquesunes des grandes lignes. Si le bleu apparaît de manière constante depuis un siècle environ comme la couleur préférée des Occidentaux, il n’en a pas toujours été ainsi. L’Antiquité ignore cette couleur, qu’elle ne voit d’ailleurs pas comme telle: seuls le blanc, le...

De gustibus et coloribus non est disputandum. De ce proverbe scolastique, à la généalogie sans doute plus ancienne, on imagine sans peine la sagesse bafouée au fil des siècles. Sagesse relative, d’ailleurs, comme le soulignait Paul Valéry: «Il faut disputer des goûts et des couleurs. D’abord parce que toute dispute se réduit àcette espèce, et qu’il faut que l’on dispute1».

À sa manière discrète, un homme en a même fait, en quelque sorte, son métier; il s’agit de l’historienMichel Pastoureau, qui mène depuis plus de trente ans une recherche sur les couleurs et l’histoire de leur perception. Le médiéviste français s’inscrit dans le courant d’une certaine anthropologie historique, centrée autour de l’École Pratique des Hautes études et de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales, à Paris, qui a profondément renouvelé la discipline, en postulant que seule la juste appréhension des mentalités pouvait donner une compréhension du passé exempte d’anachronismes. Les historiens de ce courant ont développé des sujets complexes et stimulants, présentés dans des livres dont certains ont reçu un accueil chaleureux. Bleu, histoire d’une couleur, publié par Michel Pastoureau en 2002, s’inscrit dans cette prestigieuse lignée. Lors d’une récente conférence à l’Institut National Genevois, il en a repris, pour le plus grand plaisir de l’assemblée, quelquesunes des grandes lignes.

Si le bleu apparaît de manière constante depuis un siècle environ comme la couleur préférée des Occidentaux, il n’en a pas toujours été ainsi. L’Antiquité ignore cette couleur, qu’elle ne voit d’ailleurs pas comme telle: seuls le blanc, le rouge et le noir sont des couleurs. Les Romains ont tendance à mépriser le bleu, perçu comme non-romain – les barbares ont les yeux bleus – et les Grecs en font si peu de cas dans leurs textes que l’on s’est demandé si leurs yeux pouvaient percevoir cette couleur !La plus grande partie du Moyen-Âge l’ignore également, et c’est seulement à partir du XIIe siècle qu’à la faveur d’un bouleversement théologique et théorique le bleu commence sa lente conquête des cœurs et des corps. Le Dieu des chrétiens devient un dieu de lumière, et le bleu, la couleur du ciel, devient la couleur qui transcrit cette lumière. Le culte marial qui se développe alors contribue puissamment à son expansion car dans les images le manteau de la Vierge, qui habite le ciel, est bleu. (Il est par ailleurs amusant de noter que, pour des raisons d’homophonie et pour éviter le blasphème, «bleu» est ce qui remplace «Dieu» dans de nombreux jurons, à commencer par le très romand «nom de bleu»…)Cela ne va toutefois pas sans heurt, et de violentes querelles opposent des hommes comme Bernard de Clairvaux, qui pense la couleur comme quelque chose de diabolique et de matériel parasitant la relation à Dieu,et Suger, qui la voit plutôt comme lumière, et donc reflet du divin. C’est finalement Suger, qui aura gain de cause; l’église abbatiale de Saint-Denis, qu’il fait rebâtir vers 1130, est vivement colorée. Les rois de France vont également adopter le bleu, d’abord PhilippeAuguste puis son petit-fils, Saint Louis, dont le prestige est immense à travers la chrétienté.D’autres querelles opposeront régulièrement les teinturiers de rouge et les teinturiers de bleu, strictement séparés dans les villes par les règlements de corporations, mais qui partagent les mêmes cours d’eau et s’accusent mutuellement de les rendre impropres. Le bleu, obtenu à partir d’une plante appelée guède ou pastel, fait la fortune des régions qui la cultivent, comme la Picardie. Pastoureau rapporte ainsi que le 80% de la cathédrale d’Amiens, la plus vaste de France, fut payé grâce à la guède. À Strasbourg, les marchands de garance, la plante utilisée pour donner le rouge, furieux, soudoyèrent un maître-verrier chargé de réaliser les vitraux de la cathédrale pour qu’il représente le diable en bleu, afin de discréditer cette couleur !La Réforme va donner à partir du XVIe siècle un coup de pouce au bleu dans sa guerre avec le rouge. Les réformateurs entendent en effet moraliser le vêtement des chrétiens,et valorisent les couleurs discrètes et peu voyantes. Repris en partie par la ContreRéforme, ce nouveau codedes couleurs se pérennise. AuXVIIIe siècle, l’invention du bleu de Prusse et l’importation massive d’indigo des Antilles permettent d’obtenir des bleus magnifiques à un prix de revient raisonnable. Le jean, pantalon de travail inventé à San Francisco au milieu du XIXe siècle est teint à l’indigo, une teinture aisée à réaliser, que l’on peut même exécuter à froid.Raisonnable, d’après l’historien français, cela semble être le mot idéal pour qualifier le bleu. C’est une couleur consensuelle, à la tonalité douce et mélancolique – le romantisme est passé par là – que de nombreux organismes ou institutions tels que l’ONU, l’Unesco, l’Union Européenne ont fait leur, comme un appel à l’harmonie. Une couleur qui pourrait bien dominer encore longtemps les cœurs et les corps en Occident.

La célèbre maison genevoise Caran d’Ache propose pour cette fin d’année 2008 une luxueuse malle en bois d’acajou, contenant des pigments colorés et des liants parmi les plus luxueux.Le Secret des Couleurs, tel est le nom de cette édition limitée à 50 exemplaires numérotés, pour lesquels la maison genevoise a collaboré avec l’italien Agresti, qui réalise depuis 1949 des écrins et des coffrets de prestige dans son atelier florentin.On y trouvera, protégés dans de petits flacons de verre, douze nuances de pigments aux noms poétiques ou ésotériques: Blanc de titane, Jaune de bismuth, Orange benzimidazolone, Rouge pyrazolone, Rouge quinacridone, Violet outremer, Bleu de phtalocyanine, Bleu de cobalt, Vert oxyde de chrome, Oxyde de fer jaune, Terre de Sienne et Noir d’ivoire. Les liants ont pour noms Huile de lin ou de carthame, Gomme adragante, et Résine de Damar.

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