LES GRIMACES DU MONDE

Sur l’invitation du musée du quai Branly, l’historien de l’art Jean de Loisy a conçu une exposition décloisonnant avec bonheur ethnologie, art contemporain et art ancien. Sur ces objets étranges et envoûtants, règne la figure mystérieuse du chaman, personnage interlope et fascinant. Amateurs de sensations fortes, embarquez-vous dans le vaste théâtre du monde ! Traquez ses désordres, humez ses pestilences, noyez-vous dans ses miasmes, plongez dans ses gouffres. À moins qu’une main «charitable» vous extirpe de ces magmas putrides et inquiétants… Car il est des êtres marginaux dont les savoirs sont immenses, les pratiques occultes, les pouvoirs bénéfiques et maléfiques tout à la fois. Selon les cultures et les expériences, on les nomme «chamans», «sorciers», «féticheurs», «hommes médecine», «devins». L’ethnologue Bertrand Hell, quant à lui, les a baptisés les «maîtres du désordre» dans l’essai magistral qu’il leur a consacré… Or c’est sous ce titre un brin ésotérique que l’historien de l’art Jean de Loisy a conçu au musée du quai Branly une exposition aussi jubilatoire que fascinante. Invité à entreprendre un parcours initiatique au cœur même des entrailles du monde, le visiteur est tour à tour aspiré, ingéré, expulsé hors de ce gigantesque «squelette» en perpétuel déséquilibre conçu par les architectes Jakob + MacFarlane. Car l’aventure «muséographique» ne relève pas ici d’une pure intention esthétique: c’est un voyage sensoriel fait de surprises, de mouvances, d’effroi, de répulsion. Dans un troublant face-à-face, on y croise Dionysos, le dieu grec de l’ivresse, de l’extase et de la transe, l’irruption du déraisonnable au...

Sur l’invitation du musée du quai Branly, l’historien de l’art Jean de Loisy a conçu une exposition décloisonnant avec bonheur ethnologie, art contemporain et art ancien. Sur ces objets étranges et envoûtants, règne la figure mystérieuse du chaman, personnage interlope et fascinant.

Amateurs de sensations fortes, embarquez-vous dans le vaste théâtre du monde ! Traquez ses désordres, humez ses pestilences, noyez-vous dans ses miasmes, plongez dans ses gouffres. À moins qu’une main «charitable» vous extirpe de ces magmas putrides et inquiétants… Car il est des êtres marginaux dont les savoirs sont immenses, les pratiques occultes, les pouvoirs bénéfiques et maléfiques tout à la fois. Selon les cultures et les expériences, on les nomme «chamans», «sorciers», «féticheurs», «hommes médecine», «devins». L’ethnologue Bertrand Hell, quant à lui, les a baptisés les «maîtres du désordre» dans l’essai magistral qu’il leur a consacré…

Or c’est sous ce titre un brin ésotérique que l’historien de l’art Jean de Loisy a conçu au musée du quai Branly une exposition aussi jubilatoire que fascinante. Invité à entreprendre un parcours initiatique au cœur même des entrailles du monde, le visiteur est tour à tour aspiré, ingéré, expulsé hors de ce gigantesque «squelette» en perpétuel déséquilibre conçu par les architectes Jakob + MacFarlane. Car l’aventure «muséographique» ne relève pas ici d’une pure intention esthétique: c’est un voyage sensoriel fait de surprises, de mouvances, d’effroi, de répulsion. Dans un troublant face-à-face, on y croise Dionysos, le dieu grec de l’ivresse, de l’extase et de la transe, l’irruption du déraisonnable au cœur de la cité; Sekhmet, la déesse égyptienne à tête de lionne qui rend malade et guérit tout à la fois, mais aussi Vishnu, le dieu hindou préservateur de l’ordre cosmique qui intervient sous les traits grotesques de son avatar Narasimha, ou bien encore les déités vaudoues magnifiées par le pinceau rageur de Jean-Michel Basquiat.

Pour endiguer les caprices de ces entités aussi versatiles qu’inquiétantes, la présence d’intercesseurs s’avère indispensable. Hommes ou femmes, ils sont les êtres des marges, les médiateurs entre les différents règnes, les passeurs des limites, dont les agissements obéissent aux mêmes fins: rétablir l’harmonie sociale ou individuelle, endiguer les catastrophes naturelles, les maladies incurables, les morts violentes, les guerres, les famines… Au terme d’initiations aussi périlleuses que redoutables, ces «psychonautes» franchissent l’infranchissable, sortent de leur corps pour établir une communication avec les esprits. Mais ici, l’absorption de substances hallucinogènes ou autres psychotropes n’a rien d’un aimable «trip»: il suffit de contempler ces objets taïnos des Grandes Antilles (spatules vomitives, siège anthropomorphe au faciès crispé) pour mesurer combien la métamorphose est source de souffrances… Pour atteindre ces territoires des confins et des interdits, les intercesseurs sollicitent parfois le soutien de génies auxiliaires, êtres protéiformes et insaisissables dont la variété des apparences défie l’entendement: ils sont «esprits de la nature» (des bois, de la terre, des plantes…), épousent la forme d’un animal (cerf, lièvre, ours…) pour accomplir, auprès de leur maître, l’odyssée cosmique dans l’au-delà.

On s’est d’ailleurs beaucoup interrogé sur la capacité d’ensauvagement du chaman, sa propension à quitter sa «défroque» d’humain. Mais n’est-ce pas la condition nécessaire pour abolir toute distinction entre les différents règnes ? Dans ce voyage aux allures d’ascension cosmique, une panoplie d’accessoires est également requise: tambours, grelots, échelles, sièges ou bâtons que l’on enfourche en guise de monture. On n’est pas très loin du balai de nos sorcières !

Au «hit-parade» des désordres les plus insurmontables, des dérèglements les plus chaotiques, s’imposent les maladies qui putréfient les chairs, corrompent les esprits. L’imagination humaine, là encore, ne connaît guère de limites pour façonner fétiches et gris-gris aux allures d’ex-voto. Il s’agit, ni plus ni moins, de terrasser le démon qui se loge dans les entrailles, d’exorciser les puissances maléfiques. Dans un joli paradoxe, la vitrine conçue par l’ethnologue Nanette Jacomijn Snoep, co-commissaire de l’exposition, est un pur enchantement visuel: flirtant avec l’informe, ces «objets-médecine» sont d’incroyables concentrés d’énergie.

Mais s’il est un désordre indispensable à la bonne marche du monde, c’est bien le déchaînement des forces orgiaques et des passions, le temps éphémère de la fête ou du carnaval. Inversion des sexes, libération des pulsions, irruption du grotesque ou du burlesque traversent les sociétés comme de joyeuses déflagrations. Le temps de la transe se confond alors avec le temps sacrificiel: sa dimension est cathartique autant que théâtrale.

«Passeurs des extrêmes», les artistes contemporains l’ont bien compris qui ne cessent de frotter leur regard à ces objets incarnés, «visités». De l’installation d’Annette Messager à la vidéo de la chorégraphe Anna Halprin exorcisant son cancer, en passant par le «jardin d’addiction» et ses fioles d’opium et de cocaïne signées par le duo Christophe Berdaguer et Marie Péjus, les œuvres occidentales jalonnant le parcours font écho aux préoccupations chamaniques sans jamais chercher à bêtement les singer. Il est vrai qu’il est difficile de rivaliser avec ces trognes eskimos déformées par la transe, ces masques à transformation de Colombie Britannique ou ces manteaux d’officiant sibérien constellés d’amulettes et de charmes puissants.

Mais davantage encore qu’un rassemblement de chefs-d’œuvre (soulignons le caractère exceptionnel des prêts consentis par les musées russes et américains), cette exposition est un formidable stimulus, une savoureuse «pitrerie de l’esprit», à la manière des œuvres proposées par ces plasticiens du burlesque et de la subversion que sont Jacques Lizène et Arnaud Labelle-Rojoux (voir photo ci-dessus). Un seul conseil donc: enfournez au plus vite votre mon ture cosmique pour aborder les rivages enchantés du quai Branly. L’extase et le frisson y sont garantis !

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