Trois familles de luthiers italiens établis à Crémone au XIIème siècle ont fixé la forme définitive du violon. Mieux, la qualité du son des instruments signés Stradivarius, Amati et Guarneri n’a jamais été égalée. C’est l’histoire légendaire de ces artisans de génie qu’évoque ici Jean Diwo.
Il en va des villes comme des familles. Au cours des ans, elles trouvent des têtes qui les portentaux plus hautes destinées, les orientent vers une réputation spécifique longue ou brève. Souvent le temps leur est funeste, elles perdent leur superbe et s’effacent de l’histoire jusqu’au jour où, parfois, quelque talent inconnu illustre à nouveau leur rayonnement.Ainsi Crémone avait oublié sa réputation de seconde ville de Lombardie, après Milan, lorsque le luthier Nicolas Amati succéda à son père Girolamo et à son grand père Andrea dans la bottega familiale du quartier de San Faustino, àdeux pas de l’église de San Domenico. Qui pouvait alors penser que ce jeune artisan allait faire de sa ville la capitale historique du violon et qu’il enseignerait son art au plus prodigieux luthier de l’histoire: Antonio Stradivari?On n’a jamais pu expliquer avec certitude comment, en quelques dizaines d’années, le violon crin-crin des noces campagnardes avait pu acquérir ses lettres de noblesse et devenir l’instrument-roi d’une nouvelle musique religieuse et profane. S’il fallait choisir un point de départ historique à ce bouleversement du paysage musical de l’Europe, j’avancerais la date de 1607, l’année où Monteverdi,enfant de Crémone lui aussi, introduisit un duo de violons dans son Orfeo, célébrant du même coup à la cour du duc de Mantoue la naissance de l’Opéra. Ces deux violons, les premiers consignés sur une partition de musique, ne pouvaient provenir que de la bottega Amati dont les créations avaient atteint une haute perfection.La perfection? Nicolas Amati savait qu’aucun violon, si réussi soit-il, ne l’atteindrait un jour. Mais il n’ignorait pas que sa famille avait fait faire de grands progrès à l’étrange instrument dont les courbes voluptueuses atteignaient leur équilibre. Ceux qui lui succéderaientne pourraient que jouer sur des détails: l’épaisseur des voûtes, la légèreté du chevalet, la longueur du manche et ne modifieraient qu’imperceptiblement les rapports entre les quatre-vingt-onze pièces du violon. Il avait raison: la forme, personne au long des siècles ne songera vraiment à la remettre en cause.Les Amati avaient été les premiers à s’installer à San Faustino mais ils n’étaient plus les seuls depuis longtemps. D’autres familles, les Mola, les Ruggieri les Guarneri avaient loué ou acheté des maisons contiguës, formant un nouveau quartier qu’on appelait “Isola des luthiers”. La ville autrefois prospère avait vu son activité décroître à la suite de guerres, d’épidémies de peste et d’intrusions étrangères. Il restait heureusement la campagne, très riche, le fleuve, artère de l’Italie du nord et la lutherie dont les violons réveillaient les vieux palais assoupis.C’est cette ville un peu désenchantée qu’un jeune garçon découvrit en 1662 lorsqu’il arriva à Crémone pour entrer comme apprenti chez Nicolas Amati. Il était grand, un peu dégingandé et portait l’ample manteau des bergers taillé dans une étoffe de cozio tissée avec du poil de buffle. Le peu de chose que l’on connaît de lui à cette époque est qu’il était né hors des murs de Crémone et qu’il avait l’amour du bois et des forêts. Tout de suite, Antonio Stradivari, c’était son nom, se prit de passion pour l’instrument magique que créaient Nicolas Amati et son fils Girolamo. Dès qu’il avait fini de balayer l’atelier, tâche traditionnelle des apprentis, il s’essayait à imiter sur des tombées de bois les gestes des maîtres, posait des questions, cherchait à se rendre utile. Un jour, Nicolas le surprit en train de tailler un manche qui avait été mis au rebut pour une défectuosité du bois. Le garçon avait enfilé le tablier de cuir d’uncompagnon et chantait en sculptant sa volute. Nicolas qui le regardait depuis un moment s’approcha:- Eh bien, mon garçon, tu t’es promu compagnon!Antonio sursauta, rouge de confusion. – Pardon maître, je sais que je ne dois pas toucher aux outils. Pour le bois, il s’agit d’un manche rejeté par Monsieur Girolamo. J’allais le mettre au feu quand l’envie m’a pris d’essayer de le travailler, de lui enlever des copeaux comme je vous ai vu le fairesi souvent, de sentir la gouge se glisser dans le bois, l’habillant à chaque coupe de nouvellesveines. Vous ne m’en voulez pas trop?- Non Antonio. Tu parles si bien du bois et de l’outil que je te pardonne. Le maître regarda avec attention le manche travaillé par l’apprenti.- Ce n’est pas mal, on sent que tu as le coup de main. Mais regarde ta veloute. Tu ne vois pas qu’elle décroche? Tu sais, le secret du métier, c’est d’anticiper le résultat de chaque geste. Chez nous, la moindre erreur se paie d’une pièce de bois et du travail perdu. Tiens, reprends ta gouge et ôte-moi doucement, avec respect, le trop de bois qui là, sur la gauche, déséquilibre ta spirale.Nicolas Amati parla encore longtemps, expliqua, montra comment tenir l’outil, signala les bons gestes et ceux qu’il fallait éviter. Comme la signora Mandorla Amati annonçait que la soupe était servie, le maître dit encore:- Tu montres trop d’intérêt au métier pour qu’on attende à te l’enseigner honnêtement.
A partir de demain, le compagnon Olivari va t’apprendre à dégrossir une table. Et je veillerai moi même sur tes progrès. Mais n’oublie pas que tu es toujours l’apprenti et que la bottega doit être tenue aussi propre que le salon de l’archevêque!Le maître, son fils Girolamo et les deux vieux compagnons de la bottega s’aperçurent vite que le jeune Antonio était incroyablement doué. Il lui suffisait de les regarder tailler une barre d’harmonie pour qu’il refasse presque aussi bien le travail. Trois mois après ses débuts, les voisins venaient voir le jeune prodige qui répondait en souriant à toutes les questions embarrassantes qu’ils lui posaient. Parfois même, sur certains points, il en savait plus qu’eux. Un jour il affirma, péremptoire: “Je trouve que les luthiers n’ont pasassez conscience du rôle primordial de la qualité des bois qu’ils utilisent.” Nicolas qui assistait à la scène sourit:- Nous en avons conscience mais quand les seccadors sont vides, il faut procéder à des achats qui souvent réservent de mauvaises surprises.Cette réponse ne désarçonna pas le garçon qui poursuivit:- Moi je sais, maître, où poussent les meilleurs arbres à violons. Un vieux luthier de Brescia venait dans ma forêt, lorsque j’étais enfant, pour choisir des sapins rouges, poussés bien droits au sud-ouest il disait qu’il fallait les abattre en hiver à la lune descendante. Il m’aaussi montré comment on pouvait faire sonner un épicéa en le frappant à hauteur d’épaule avec un maillet. J’ai entendu des sapins géants faire vibrer l’air comme un diapason. “Ecoute chanter le violon qui n’existe pas! Me disait le vieux. Les arbres qui sonnent juste dans la forêt seront dans dix ans de bons violons.”- Ne s’agit-il pas de Grancci qui orne ses tables d’un double filet? C‘est un bon luthier, dit Nicolas.- Il est mort et je n’ai jamais vu ses violons. C’est pourtant lui qui, avec sa manière de parler des chants de la forêt, m’a donné envie de devenir luthier!Nicolas Amati laissait depuis longtemps son élève travailler les fonds, cintrer les éclisses, préparer les vernis. En une annéed’apprentissage il était devenu un vrai luthier, ce qui semblait incroyable aux professionnels de l’isola. Il ne lui restait qu’une épreuve à subir pour être sacré maître à part entière: construire seul un violon, du dégrossissement des fonds à la pose de la chanterelle.Antonio mit un mois et treize jours pour accomplir son chef-d’oeuvre. Tout l’atelier surveillait son travail du coin de l’oeil mais n’intervenait pas. Antonio s’était fait un point d’honneur de ne pas demander d’aide. Une seule fois il sollicita l’avis de son maître, c’était, il y vit un signe divin, pour glisser à sa place entre le fond et la table l’âme, ce petit bâtonnet de deux pouces qui fait vibrer l’air dans la caisse. Vint le grand jour. Le violon d’Antonio était beau, des filets d’ébène en soulignaient les bords, les éclisses épousaient avec grâce sa forme de sirène et la volute enroulait ses spires comme une ellipse. Quant à la couleur, Antonio avait choisi un vernis tirant sur l’orangé. Oui, le violon était beau! Tout le monde le répétait, les femmes, descendues de l’étage pourla circonstance, manifestaient bruyamment leur admiration. Quand Stradivari sortit son oeuvre de l’étui qu’il avait lui-même façonné dansun bois rare, chacun voulut prendre un instant le violon entre ses mains, le soupeser, caresser ses formes, effleurerle bois de l’index. Tous pourtant cachaient une inquiétude. Ils savaient que l’élégance d’un violon n’était pas une preuve d’excellenceet que seuls compteraient les premiers coups de l’archet.A part Antonio qui connaissait son enfant, personne n’avait pincé l’une des cordes. L’honneur de le jouer en premierrevenait au maître. Comme une offrande, Antonio Stradivari tendit en tremblant son violon à Nicolas Amati:- Monsieur, dit-il ému, voulez-vous medire si vous trouvez mon violon conformeaux règles et si vous me jugez digne de porter le titre de maître luthier.Nicolas remercia, prit le violon et le regarda un moment, comme s’il ne l’avait jamais vu. Puis il déclara:- Ce violon est fait d’un bon bois qui se présente dans le droit fil. Sa forme est celle que les Amati ont perfectionnée depuis trois générations. Ce n’est pourtant pas une simple copie. Ton violon, Antonio,montre des originalités que je suis sans doute le seul à pouvoir distinguer mais qui, déjà, marquent ta personnalité. C’est le meilleur compliment qu’on puisse faire à propos d’un premier violon. Mais, il y a un mais, ce que je viens de dire n’aurait pas de sens si ton beau violon sonnait mal. Il te faudrait alors en faire un meilleur. Nicolas comme la plupart des luthiers, n’ avait qu’un piètre talent de violoniste, mais il connaissait par coeur un passage de la sonate d’Uccellini, qui, sautant d’un lamento à un fortissimo, permettait en quelques mesures d’estimer la qualité d’un violon, et celui d‘Antonio sonna joliment!- C’est très bien mon garçon, dit-il. La sonorité n’a peut-être pas une grande portée mais le timbre est remarquable. Bien des vieux luthiers n’ont pas au cours de toute leur vie exécuté un aussi bon violon.


Tout était dit. On applaudit, on embrassa le prodige qui n’attendit pas plus longtemps pour coller, sur le fond, la première étiquette de son premier violon: “Antonius Stradivarius. Crémonésis, Alumnus Nicolaï Amati. faciebat anno 1665”. Antonio, c’était l’usage, latinisait son nom pour l’éternité. Il lui restait soixante-dix ans pour fabriquer un millier de Stradivarius.Avec l’âge de la maîtrise venait celui de l’amour. Hélàs! Antonio aimait une jeune femme, Francesca, qu’il ne pouvait épouser car elle était devenue veuve dans des conditions scandaleuses. Son mari avait été tué en pleine rue d’un coup d‘arquebuse tiré par son beau-frère, le frère de la femme aimée. Les moeurs de l’époque s’opposant à un remariage, Antonio se réfugia dans le travail. Il ne lui avait fallu que quelques mois pour devenir le deuxième grand luthier de Crémone, après Nicolas Amati, le chef d’école qu’on appelait il papa.Antonio avait loué une maison à San Lucca et fabriquait maintenant pour son propre compte des violons, des violes, des violoncelles. Cela sous l’oeil intéressé des Jésuites, alors très puissants dans la ville, qui avaient accordé officiellement leur protection au jeune surdoué. Grâce à eux, les Roméo et Juliette de Crémone furent sauvés. Ils obtinrent de l’évêque la permission de convoler discrètement. Une maison, l’amour, une étiquette quicommençait à être recherchée, tout souriait au jeune couple. “Les garçons sont plus longs à faire que les violons!”dit Antonio joyeux à la naissance du petit Francesco. La signora Stradivari pourra tout de même mettre au monde cinq autres enfants, dont Omobono qui devait, avec son aîné, apprendre le métier du père.Antonio, persuadé que le forme des violons ne pouvait être améliorée se garda bien de la changer. Il se contenta d’y apporter les perfectionnements que ses travaux et ses études incessants lui faisaient découvrir. Il n’était pas seulement le plus habile, son oreille exceptionnelle lui permettait les réglages les plus fins qui comblaientles virtuoses de l’époque. Durant vingt ans, Stradivari assit ainsisa réputation sur des violons qui ressemblaient à ceux d’Amati mais portaient chaque fois un peu plus lamarque de sa personnalité. Ce temps, les experts l’appelleront plus tard la période amatisée.Le génie prenait de la hauteur. Tout en demeurant fidèle au moule amatien, Stradivari développait sa passion créative. Pour améliorer la sonorité, éternel objectif des luthiers, les voûtes s’amincissaient, les ouies étaient moins abruptes, les C qui donnent une taille de guêpe à la caisse de résonance s’échancraient un peu plus.

La fin du siècle approchait. Celle de la douce Francesca aussi qui mourut en 1698. Inconsolable durant un an, Antonio épousa Maria Zambelli qui l’accompagnera dans sa gloire et lui donnera encore cinq enfants.Il habitait maintenant avec sa nombreuse famille une grande maison achetée dans l’isola et atteignait l’apogée de sa carrière. Il semblait que le poids des ans l’aidait à se libérer complètement de l’influence d’Amati et à laisser éclater son génie.Les virtuoses de la nouvelle musique baroque s’arrachaient ses créations recherchées aussi par les amateurs fortunés. Quant aux rois et aux princes de toute l’Europe, ils ne cessaient d’envoyer des émissaires à Crémone pour commander bien plus de violons et de cellos que l’atelier pouvait en fabriquer. C’était le cardinal Ottoboni qui voulait que Corelli, son protégé, joue un stradivarius, le duc de Savoie qui demandait en urgence un quartetto, le grand duc de Toscane et le roi d’Espagne qui commandaient chacun un orchestre!Stradivari triomphait, devenait un homme riche, un notable. Il vieillissait aussi, hélas! Après l’or d’un été glorieux venaient les feuilles jaunies, un peu rousses, de la couleur des violons de l’automne. Pour le maître, il n’y aura pas d’hiver. Aidé par ses fils, il travaillera jusqu’au bout et s’endormira à l’établi, serré dans son tablier de cuir couvert des cicatrices laissées par des centaines de violons. Crémone lui fera des funérailles grandioses et l’accompagnera jusqu’au caveau de San Domenico où reposait Francesca.Il est vrai que la gloire de Crémone tourne autour d’Amati et de Stradivari. Comment omettre le timbre profond des violons du troisième homme, Guarneri del Gesu, oublié après sa mort et qui le serait peut-être resté si, en 1820, Paganini n’avait pas réveillé sa voix puissante en jouant presque par hasard un Guarneri lors d’un concert. Devenu propriétaire de ce violon qu’il préférait à tous les autres, le célèbre virtuose l’appela il canon.
