Les mauvais Sujets, ou des différents moyens de traiter l’abstraction, et de ce qui S’ensuit

À Genève, le Musée Rath accueille depuis le 6 mai une exposition intitulée Les Sujets de l’Abstraction, qui rassemble une centaine d’œuvres de peinture non-figurative européenne d’après-guerre. Largement effacée par le triomphe de la scène artistique américaine à partir de 1950-55, celle-ci est restée très longtemps dépréciée par la critique et par le marché, au point que seuls quelques noms surnagent encore dans la mémoire des amateurs d’art. C’est ce dédain qui a permis à l’homme d’affaires Jean Claude Gandur de rassembler au fil des années ce qu’il présente volontiers comme l’un des plus beaux ensembles du genre qui soit en mains privées. Cet ensemble, transmis à la fondation qui porte son nom, est destiné à enrichir les collections du Musée d’Art et d’Histoire de Genève, selon les termes d’une convention qui a fait quelque peu polémiquer dans le landerneau genevois. Reflet ou non de cette polémique, l’exposition a suscité des critiques. Si certaines d’entre elles – cueillette de vernissage – révèlent plus de snobisme que de réelle culture visuelle, d’autres sont plus justifiées. Outre son accrochage très serré, la sélection d’Éric de Chassey, le commissaire, révèle une dialectique complexe, prise entre ses tentations didactiques, chronologiques et thématiques et qui peine quelque peu à se rendre intelligible. Péché de savant, plutôt véniel que mortel ? Pour sa défense, il faut avouer que mettre de l’ordre dans le chaos artistique de ces années d’après-guerre est une gageure, dont le sous-titre alambiqué et vraisemblablement très travaillé de l’exposition traduit bien la difficulté. Dans...

À Genève, le Musée Rath accueille depuis le 6 mai une exposition intitulée Les Sujets de l’Abstraction, qui rassemble une centaine d’œuvres de peinture non-figurative européenne d’après-guerre. Largement effacée par le triomphe de la scène artistique américaine à partir de 1950-55, celle-ci est restée très longtemps dépréciée par la critique et par le marché, au point que seuls quelques noms surnagent encore dans la mémoire des amateurs d’art.

C’est ce dédain qui a permis à l’homme d’affaires Jean Claude Gandur de rassembler au fil des années ce qu’il présente volontiers comme l’un des plus beaux ensembles du genre qui soit en mains privées. Cet ensemble, transmis à la fondation qui porte son nom, est destiné à enrichir les collections du Musée d’Art et d’Histoire de Genève, selon les termes d’une convention qui a fait quelque peu polémiquer dans le landerneau genevois.

Reflet ou non de cette polémique, l’exposition a suscité des critiques. Si certaines d’entre elles – cueillette de vernissage – révèlent plus de snobisme que de réelle culture visuelle, d’autres sont plus justifiées.

Outre son accrochage très serré, la sélection d’Éric de Chassey, le commissaire, révèle une dialectique complexe, prise entre ses tentations didactiques, chronologiques et thématiques et qui peine quelque peu à se rendre intelligible. Péché de savant, plutôt véniel que mortel ? Pour sa défense, il faut avouer que mettre de l’ordre dans le chaos artistique de ces années d’après-guerre est une gageure, dont le sous-titre alambiqué et vraisemblablement très travaillé de l’exposition traduit bien la difficulté. Dans les années cinquante déjà, les critiques s’arrachaient les cheveux et se crêpaient le chignon dans l’espoir d’y parvenir, sans guère de succès. Aujourd’hui, le recul permet quand même d’inscrire la tendance dans un continuum historique – c’est le propos du texte de Jean-Paul Ameline dans le catalogue – tandis que l’appellation École de Paris ne subsiste généralement que dans une stricte acception géographique. «Quoi de commun entre un Bram Van Velde et un Zao Wou-ki, sinon qu’ils sont tous deux peintres abstraits d’origine étrangère résidant en France dans les années cinquante ?» faisait remarquer en 2000 Éric de Chassey dans la revue «L’Œil»…

Ce n’est toutefois pas complètement en vain que le commissaire mange son chapeau avec cette exposition qui accroche donc, sous l’égide de la Seconde École de Paris, Zao Wou-Ki et Bram Van Velde (entre autres). Il n’y a pas de mal à «changer de lunettes», comme lui-même préfère le formuler, et cette exposition, malgré ses articulations diachroniques un peu forcées sur lesquelles on n’est pas obligé de s’attarder, est une belle occasion de se débarrasser de clivages largement artificiels imposés par la critique, puis validés par le marché. Exit les nationalismes étroits, ne subsistent que les recherches de peintres qui, des deux côtés de l’Atlantique, tentent, comme les artistes l’ont toujours fait, de dépasser leurs aînés et de résoudre leurs problèmes.

Pour le public, l’accrochage du Rath est l’occasion de découvrir une peinture méconnue, dont les œuvres majeures n’ont à l’évidence rien à envier à leurs homologues américains – non plus d’ailleurs que les moins bonnes pièces, car il existe aussi de mauvais Pollock et de faibles Rothko – ce qui est pour l’essentiel la profession de foi de Jean Claude Gandur.

Le rez-de-chaussée accueille l’essentiel du parcours de l’exposition, avec sept sections intitulées Annonces; Synthèses; Primitivismes; Constructions; Paysages; Gestes et Ruines, qui en organisent donc le foisonnement. Malgré tout, c’est pourtant celui-ci qui prend le dessus, et si le visiteur peut éprouver l’impression d’être perdu, cela a l’avantage d’éclairer le titre de l’exposition d’une lueur nouvelle: finalement, si les sujets de l’abstraction étaient les peintres eux-mêmes; les peintres non en tant qu’objet de leurs propres œuvres – cela n’est valable que pour certains d’entre eux, et encore – mais les peintres en tant que serviteurs d’une abstraction reine ? Car celle-ci constitue, peut-être en ces années d’après-guerre plus que jamais, un élément-clé du paradigme pictural avec lequel les artistes doivent, bon gré mal gré, composer.

On retiendra tout subjectivement, dans les «Synthèses», une très belle Composition d’Olivier Debré datée de 1949, L’Homme au chien-loup (1944) de Charles Lapicque, tandis que de la section «Primitivismes» offre au regard Wols, Jean-Michel Atlan, Pol Bury et Nicolas de Staël notamment. Un peu plus loin, Martin Barré arrête littéralement le visiteur: ses compositions minimalistes, tendues, incroyablement belles, introduisent une section «Constructions» très réussie, d’où l’on ne retrancherait que Nicolas de Staël et Geer Van Velde. Dans la section «Paysage», le visiteur note un Manessier intitulé Polders Enneigés, qui fait irrésistiblement songer aux Mondrian d’une certaine période; comme quoi les mêmes causes produisent – presque – les mêmes effets… «Paysages» accueille également deux Riopelle, qui ne surprendront pas vraiment le visiteur, ainsi qu’un Léon Zack, un Zao Wou-Ki et un Vieira da Silva, tous magnifiques. «Gestes» présente un beau Degottex (Vide des choses extérieures, 1959) et deux Hantaï peints juste avant que celui-ci n’invente sa technique de pliage de la toile, sans parler de l’inévitable Vedova, qui surplombe la salle de sa masse gigantesque. Enfin des «Ruines» émergent Fontana, Dubuffet et Alberto Burri, la pièce la plus surprenante et séduisante restant toutefois le Trapped Canvas (1958) de Salvatore Scarpitta.

Le sous-sol du Rath – bien éclairé, contrairement au rez – accueille en quatre sections monographiques les «poids lourds» de la collection, entendez par là ceux pour qui l’épreuve du public est la moins risquée: Soulages et Hartung sont déjà connus, Schneider est suisse et Mathieu est un dandy allumé qui peut faire pièce avec son escrime picturale aux dripping de l’alcoolique mystique Jackson Pollock. On s’étonnera d’y trouver un Soulages typique du travail d’outrenoir, que le peintre aborde en 1979 seulement. Daté en l’occurrence de 1984, il échappe quelque peu aux limites temporelles du sujet, mais après tout, pourquoi bouder son plaisir, car il ne dépare certes pas le bel ensemble de l’artiste, qui accueille le visiteur face à l’escalier. Schneider et Hartung se partagent l’aile droite tandis que les signes de Georges Mathieu s’épanouissent dans l’aile gauche. Cette deuxième partie de l’exposition, outre qu’elle contient nombre de très bonnes pièces, est également, dans la diversité évidente de l’approche picturale des quatre artistes, la meilleure conclusion que pouvaient trouver Les Sujets de l’Abstraction.

Artpassions Articles

E-Shop

Nos Blogs

Instagram Feed