L’univers du dessin n’est pas celui de la peinture. Il ne prétend pas reproduire le réel, mais il exprime à merveille le rêve et le désir, l’éphémère et l’impalpable – en un mot, le possible.
Les dessins de la collection Jean Bonna couvrent plusieurs siècles, et leurs thèmes sont variés.Pourtant cette diversité n’empêche pas une ressemblance profonde, au point que le spectateur n’a jamais le sentiment d’une dispersion: toutes ces œuvres, qui sont autant de chefs-d’œuvre, lui désignent un seul et même secret.Quel secret ? La réponse à cette question peut paraître singulièrement banale, et pourtant ne l’est guère: le dessin même. Le dessin, mode d’expression si profondément différent de la peinture qu’il va jusqu’à donner un sens particulier, ou du moins une aura singulière à tous les sujets qu’il représente. Les thèmes qu’il aborde, portraits ou paysages, sont le plus souvent des métaphores de son essence même: parce que le dessin est aérien, parce qu’il est suggestif, ses thèmes le sont aussi.Mais l’art du dessin est-il à ce point singulier ? Diffère-t-il à ce point de la peinture ? Oui, car cette dernière a longtemps cherché la ressemblance parfaite avec la «nature», plaçant son idéal dans l’imitation ingénieuse ou scrupuleuse duréel. Le dessin, lui, renonce aux artifices de la couleur, aux ambitions mimétiques de peinture à l’huile. Il dédaigne de simuler aux yeux du spectateur la matérialité des choses. La peinture trace son dur sillon dans la terre du réel. Le dessin, ce sont des pattes d’oiseau sur la neige du rêve.L’univers du dessin, c’est donc moins celui de l’objet que celui du projet. N’oublions pas qu’à l’origine, dessin et dessein n’étaient qu’un seul et même mot. Le dess(e)in, c’est une intention, un élan, un possible. Et comme par hasard, les œuvres qui nous sont ici proposées expriment souvent, si souvent, cette fascination pour le rêve, le désir, le suspens, l’impalpable. Voici par exemple le Paysage littoral avec un combat sur un pont, de Claude Lorrain. Ce qui compte, malgré le titre, n’est-ce pas cette volée d’oiseaux dans le ciel orangé, n’est-ce pas surtout le vent qui les porte, et qui émeut puissamment et silencieusement les grands arbres ? N’est-ce pas la blancheur irréelle de la mer ? Oui, malgré le sujet apparent de l’œuvre, son sujet véritable est le souffle: celui du vent, celui de l’esprit. Son lieu véritable est le rêve.
Voyons maintenant cette Jeune fille en buste, légèrement tournée vers la gauche, de Watteau. Ici, l’union entre le mode d’expression et le sujet traité touche à son comble: une jeune fille, nul ne l’ignore, est un paradoxe ontologique – le paradoxe de la perfection dans l’inachèvement; ou pour être plus précis, dans le possible. L’adolescente de Watteau, et son regard riche d’une infinité de sentiments esquissés, attentif à ne pas dissiper son propre mystère, quel mode d’expression artistique, mieux que le dessin, pourra lui rendre justice ? Puisque le dessin, c’est lelieu même de l’effleurement pur, de l’évanescence exacte ?Autre témoin, la Tête de jeune fille de Greuze, dont le regard est habité par une rêverie semblable à celle de Watteau. Or la rêverie, c’est la présence en nous de ce qui nous dépasse, de ce que nous tuerions en le nommant, et que l’artiste ne peut capter que par l’extrême précision du flou.Nous voici maintenant devant le regard à la fois fixe et perdu de ce Portrait de jeune garçon en buste, de Géricault, où l’absence le dispute à la présence. Un tel regard se durcira jusqu’à l’insupportable dans les terribles portraits de monomanes que le même peintre réalise à peu près à la même époque. Mais ici, il demeure parfaitement intelligent, à la fois conscient du monde et perdu en lui-même, habité par le dessein d’être.Et le Portrait de Berthe de Prailly enfant, de Théodore Chassériau ! On aurait pu sous-titrer cette œuvre: «Quelques traits d’où surgissent les yeux de l’enfance». Ce n’est pas un regard de jeune fille mais de petite fille, et comme il se doit, il est plus décidé, plus affirmé, moins rêveur, plus «adulte» que ceux des œuvres de Greuze ou de Watteau. Mais en même temps le traitement – que seul le dessin permet – de tout ce qui entoure les yeux: la chaise, le vêtement, et même le visage et les cheveux, nous convainc de la fragilité de cette perfection trop grande pour être durable. Le dessin, toujours, est un memento mori.Dans un registre plus léger, ce mode d’expression triomphe à nouveau pour dire l’éphémère et l’instantané. Les vers de Paul Valéry: «(…) Ni vu ni connu / Le temps d’un sein nu / Entre deux chemises !», à quoi s’appliquent-ils mieux qu’à la Jeune fille à sa toilette de Jacques-AndréPortail ? Cette sanguine rehaussée de lavis et d’aquarelle est d’une extrême précision, d’un réalisme de peinture, si l’on peut ainsi s’exprimer. Pourtant, quel étonnant sfumato ! Et le sujet (la colombe de l’instant, dont l’artiste suspend heureusement le vol) est à nouveau, idéalement, un sujet de dessin.
De tout autres thèmes, cependant, trouvent leur parfait accomplissement dans ce mode d’expression qui ne vise pas au réel mais au vrai. Songeons à cette œuvre étrange de Géricault, La famille italienne. Curieuse famille, à vrai dire. Au premier regard, on croirait une Pietà – mais Jésus mort est un grand enfant, et la Vierge tient sa quenouille comme on brandirait une épée: aurait-elle, de sa main, transpercé le corps de son fils ? Quant au troisième personnage, il regarde cette scène avec une surprenante placidité. Bref, le sujet de l’œuvre reste énigmatique. Or là encore, même si le dessin s’enrichit d’aquarelle et de gouache, et se rapproche ainsi d’une peinture, il conserve une indécision formelle qui consonne avec l’équivoque de son thème. Quoi de mieux que le dessin, cette présence-absence, pour dire l’hésitation entre la mort et la vie ?Dans les œuvres italiennes de la collection, l’on peut retrouver, notamment avec la splendide Sibylle du Guerchin, cette présence-absence, ce mystère et cette richesse de possible qui fait le génie propre du dessin. De même sentira-t-on, dans le Portrait de jeune fille réalisé par Sofonisba Anguissola, cette indéterminationessentielle du regard qui nous convainc de l’affinité profonde du dessin avec l’adolescence. Mais ce qu’on peut aussi retenir des œuvres italiennes, c’est une création de Salvator Rosa, L’allégorie de la peinture. Celle-ci, sous les traits d’une jeune femme en guenilles, chasse les mouches qui menacent les œuvres du peintre napolitain; des œuvres réduites à l’état de vagues esquisses, comme si, symboliquement, elles pâlissaient sous les outrages du temps avant d’être noircies et dévorées par la mort. Et c’est le chasse-mouches de la jeune femme, donc le travail du dessin, qui peut-être pourra les sauver…
Cependant, l’expression la plus éloquente de cette union entre le sujet d’une œuvre et sa forme nous est sans doute fournie par le Couple debout de Gravelot (un grand illustrateur injustement oublié): l’homme et la femme se regardent; le regard de la femme est complice, plein d’invite, habité par le futur; la main droite indique une direction, clairement, interrogativement, pudiquement, tandis que la main gauche maintient la robe. Est-ce l’homme qui engage la femme à s’avancer vers ce qui les attend, ou bien la femme quiconduit l’homme au seul lieu possible ? On ne sait même pas si le couple marche ou s’apprête à marcher. Tout est esquissé, tout est à venir. Or, comment ne pas sentir à quel point la nature et la qualité du trait (à la fois esquissé et nerveux, précis et doux) s’accordent avec ce suspens plein de joie désirante ? Un tel dessin pourrait illustrer à merveille le Point de lendemain de Vivant Denon. Mais on pense d’abord à Mozart, qui sut comme nul autre tracer les contours subtils du dieu Éros, et nous faire pressentir ses plus secrets desseins.