Les utopies localisées de Matthias Weischer

Un jeune artiste, hautement doué, est confronté pendant une année, au gré de rencontres attentives, à un grand peintre admirable, David Hockney. C’est cette forme de mécénat intelligent dont a bénéficié Matthias Weischer de la part de Rolex. Qui est cette étoile montante de l’Ecole de Leipzig ?Qui l’a remarqué – dans La nouvelle peinture allemande, au Carré d’art de Nîmes, demai à septembre 2005, ou au pavillon italien de la 51e Biennale de Venise (2005) ? Le Programme Rolex de mentorat artistique l’a fait, pour sa deuxième cuvée, en juin 2004 déjà. Cette «initiative» – c’est son libellé anglais – de la manufacture horlogère «réunit de grands maîtres de différentes disciplines et de jeunes artistes particulièrement prometteurs pour une année de collaboration créative». Ainsi Matthias Weischer (né à Elte en Westphalie, en 1973) a bénéficié, parmi d’autres gratifications, de rencontres multiples avec son mentor d’une année, le peintre anglais David Hockney (1937). Lequel a plus d’une fois lancé à son protégé allemand: «Sois toi-même ! ».Peut-être que l’auteur du fameux Bigger Splash (1967) suspendu dans le lumineux vide californien a répondu par cet encouragement socratique à l’interrogation implicite dans Figur (Selbst) [Figure (soi-même)], 2004, du jeune peintre venu de l’Ouest à Leipzig en 1994, où il étudiera à la Hochschule für Graphik und Buchkunst, citadelle non des médias neufs mais de l’atelier traditionnel où l’on apprend à poser la couleur et à constituer la profondeur. La grande huile de Matthias Weischer met en scène un mannequin aux échos de...

Un jeune artiste, hautement doué, est confronté pendant une année, au gré de rencontres attentives, à un grand peintre admirable, David Hockney. C’est cette forme de mécénat intelligent dont a bénéficié Matthias Weischer de la part de Rolex. Qui est cette étoile montante de l’Ecole de Leipzig ?
Qui l’a remarqué – dans La nouvelle peinture allemande, au Carré d’art de Nîmes, demai à septembre 2005, ou au pavillon italien de la 51e Biennale de Venise (2005) ? Le Programme Rolex de mentorat artistique l’a fait, pour sa deuxième cuvée, en juin 2004 déjà. Cette «initiative» – c’est son libellé anglais – de la manufacture horlogère «réunit de grands maîtres de différentes disciplines et de jeunes artistes particulièrement prometteurs pour une année de collaboration créative». Ainsi Matthias Weischer (né à Elte en Westphalie, en 1973) a bénéficié, parmi d’autres gratifications, de rencontres multiples avec son mentor d’une année, le peintre anglais David Hockney (1937). Lequel a plus d’une fois lancé à son protégé allemand: «Sois toi-même ! ».Peut-être que l’auteur du fameux Bigger Splash (1967) suspendu dans le lumineux vide californien a répondu par cet encouragement socratique à l’interrogation implicite dans Figur (Selbst) [Figure (soi-même)], 2004, du jeune peintre venu de l’Ouest à Leipzig en 1994, où il étudiera à la Hochschule für Graphik und Buchkunst, citadelle non des médias neufs mais de l’atelier traditionnel où l’on apprend à poser la couleur et à constituer la profondeur. La grande huile de Matthias Weischer met en scène un mannequin aux échos de la peinture métaphysique italienne. Le fragile assemblage étayé assis au bord du lit sous un paysage (un genre que Weischer a beaucoup pratiqué auparavant) désigne une construction fragmentée de soi, identifiée par une photographie de jeunesse.Faut-il gloser sur les objets et accessoires convoqués, dont la corde qui pend à droite ? Si ceux-ci répondent à des critères de composition, «ils possèdent aussi des contenus interprétables, qui ne sont pas concrètement lisibles pour moi », remarque l’artiste. «Parfois ils ont un arrièreplan privé, parfois il n’y a qu’une vague supposition de ce qu’ils pourraient avoir à signifier. Je crée ma foi de nouveaux rapports en mettant au mur ou dans l’espace des objets divers, parfois aussi des objets d’art».En effet, nous découvrirons par exemple dans Memling, 2006, la restitution d’un panneau de 1468-1470, la vieille femme de Houston peinte par le maître de Bruges, dont Weischer a vu l’exposition des portraits à la Frick Collection de New York, à l’automne 2005, confessant qu’il le compterait volontiers parmi ses mentors, avec Jan van Eyck (1390-1441). Toutefois pas autant que Rembrandt (1606-1669), «inégalé, jusque dans sa technique», chez qui le jeune artiste de Leipzig «souhaiterait ardemment suivre une formation». Spiegel [Miroir, objet qui réfléchit d’ailleurs sur un chevalet dans l’atelier leipzigeois], 2005, dans quoi le brun joue sur «l’effet spatial» et «quelque chose disparaît», pourrait passer pour un salut au vieux magicien hollandais.Ce qu’il convient de pointer au premier chef chez Matthias Weischer est l’architecture de l’espace qu’il invente. Il parle volontiers de «bilnerischen Raum» (qu’on pourrait traduire par espace plastique ou représentation picturale du monde). S’y articulent des dispositifs subtilement désacordés (murs, cloisons, portes, paravents) établissant tout ensemble une discontinuité et une cohérence spatiales magistralement construites. Car Weischersait (entre)tenir sur une seule surface divers systèmes de références qui font passer le regard d’une profondeur ou d’un dégagement à l’autre, «d’une surface à l’autre», d’un revêtement à l’autre également, car il multiplie les motifs décoratifs, les papiers peints et carrelages aux patterns florissants. Créant à la faveur d’une «figurativité» très incarnée et pourtant abstraite, des utopies localisées, si l’on peut parler d’un tel concept intrinsèquement antithétique d’un nulle part toute à la fois existant et impossible, Weischer personnifie sans doute brillement cette nouvelle Ecole de Leipzig, où se mêle dans la culture du métier à l’ancienne héritée des peintres de la République Démocratique Allemande (Gille, Heisig, Mattheuer, Rink, Tübke) le réalisme de l’espace et des traits hermé- tiques, sinon surréalistes.

Un petit tableau de 2005, Ecke [Coin], pourrait passer pour le «talisman» de Weischer – au sens de Maurice Denis (1870-1943) – à la fois pour les propriétés de son espace et la qualité de sa technologie picturale. L’on y voit, radicalement réduits à leur expression par la couleur et la matière, trois plans aux inflexions légèrement nuancées de l’ombre et de la lumière: situation immédiatement figurative, presque «narrative». Le lieu paraît sans issue, mais un minime décrochement des parois offre une imperceptible ouverture, étrange et inquiétante. Ce discours, Weischer le tient par les seuls moyens de sa sensibilité chromatique et matériologique, couteau et pinceau en main (la tache sur le sol est pour peu excessive). Il pratique non tant l’illusion perceptive que l’appel aux ressources de la perception. Renouvelant le caprice d’architecture dont le ressort au XVIIIe siècle était «l’effet de réalité», il met en avant et la peinture en soi et ses apories.Ces intérieurs vacants, diversifiés ou composites, un peu déroutants, aux accessoires énigmatiques et parlants, conduisent à la question: qui en sont les habitants ? Et le peintre de répondre: «En pensée, je n’y inclus jamais une personne. Je ne sais pas qui y habite. Ne devrait-il pas en être ainsi que ce soit le regardeur qui se retrouve dans ces espaces ? Ces tableaux, ou ces espaces, font une impression très habitée. On pourrait croire quequelqu’un y a habité voici longtemps, ou y habite encore, mais vient juste de quitter la pièce. Mais je n’ai pas d’idée claire d’une quelconque personne qui pourrait y habiter». Weischer suggère que dans ces salons, ateliers, salles de bain, bureaux, soupentes ou vérandas qui combinent l’aéré et l’intime, «le regardeur se rencontre soi-même et s’y dépatouille. Je ne les attribue à aucune personne».Y entend-on parfois de la musique ? L’artiste, toujours avenant et doucement réservé, part d’un éclat de rire. «Non. A vrai dire je cherche le silence dans ces espaces. Toujours plus. Je suis même à la recherche d’un certain silence ou à la recherche de ces espaces intermédiaires [Zwischenräume]. Je m’y faufile. J’essaie de définir pour moi comme des places vides. J’essaie en somme de faire ce qui n’est pas là. C’est-à-dire dans les espaces intermédiaires».Ces entre-deux, dont la disposition est souvent dictée par le format de la toile (la décision initiale chez Weischer), sont composés. «Je pars d’une trame ou d’unearmature, parfois ce sont des charpentes que je reprends même de photos ou de dessins. Parfois, j’imagine des espaces, et je me mets à les agencer lentement. Ça s’étend à long terme, sur des mois, en différentes directions. Soit cela devient toujours plus plein, soit je retire simplement certaines choses. En tous cas, les tableaux ne sont pas prémédités de manière à savoir vraiment d’avance à quoi ils vont ressembler».Dans l’atelier de la Spinnereistraße, au cœur d’une gigantesque friche industrielle de brique, filature de la fin du XIXe siècle aujourd’hui occupée par des artisans, graphistes, artistes et galeries d’art (dont Eigen+Art, celle du peintre), une bonne douzaine de toiles inachevées, de petit et grand format, sont accrochées ou appuyées aux murs. Weischer passe de l’un à l’autre de ces travaux en cours: «Je ne peux pas attendre un tableau. Je suis volontiers en mouvement. Macht einfach Spass, etwas zu beginnen. C’est tout simplement amusant de mettre quelque chose en train … parfois un peu pénible à terminer». Bien sûr, Matthias Weischer travaille à l’huile. Laquelle «est plus profonde, plus apte à modeler – réalise mieux l’effet d’espace».Plus tard il faudra encore titrer: «J’ai toujours besoin d’un titre pour mes travaux». Les appellations sont sobres chez Weischer. Une peinture toute fraîche, encore anonyme à 10 heures, s’appellera donc Kordel [Cordon] à midi. C’est une litote, car le tableau montre, près d’une baie vitrée à rideau et plante d’agrément, disant l’intérieur et l’extérieur, une foisencore la vieille femme de Hans Memling, toujours mise au carreau (en vue de quel agrandissement ?). La lumière qui de gauche tombe en nette oblique sur le tapisorné laisse dans l’ombre le cordon torsadé – ce n’est plus une corde, comme dans Figur (Selbst) de 2004 – qui pend au mur tout à droite.Oui, Matthias Weischer aime la citation. Et la peinture ancienne. Il ne s’intéresse pas à Gerhard Richter (1932), le photoréaliste, un peu à Jörg Immendorff (1945), certes à Georg Baselitz (1938), qui est «très libre». Adepte d’un réalisme très clair, sans mélange [ungebrochen], il apprécie Cézanne (1839-1906), Vuillard (1868-1940) et les Nabis, Vallotton (1865-1925). Graveur lui-même, après Rembrandt et Vallotton, il apprécie l’estampe du Belge James Ensor (1860- 1949), du Suédois Anders Zorn (1860- 1920), dont il «existe des choses formidables», ou de l’Allemand Max Klinger (1857-1920), pour ne rien dire d’Adolph von Menzel (1815-1905), le parangon du naturalisme berlinois. Mais l’an prochain, Matthias Weischer sera pensionnaire de la Villa Massimo, à Rome (la Villa Médicis allemande) et visitera l’Italie. Quel sera le tournant – die Wende, comme on le dit en 1989 lors de la Réunification –, qu’exprimera alors sa faim d’œuvres nouvelles ?Dans ses tableaux plus récents, Weischer a évacué toute esquisse de figures, souvent partielles et en voie d’évanouissement dans l’espace, qui hantaient, avec unbrin d’ironie et de mélancolie, sa production des années 2003 à 2005. Il envisage de revenir au portrait. Son très jeune fils, Tillmann, bouge encore trop. Cela pourrait donc être «un modèle payé, des amis».Est-ce ainsi qu’un jeune peintre extrêmement doué, qui confère à Leipzig une identité à contre-courant sur la carte de l’Europe artistique, conclura son processus d’individuation en s’affirmant au siècle de la vidéo et de la photographie ?


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