Les vertiges d’Umberto Eco

Dans Vertige de la liste, Umberto Eco se livre à nouveau à un exercice d’une virtuosité éblouissante, dans lequel ses talents d’historien, de critique d’art, de sémiologue et de conteur s’unissent pour guider le lecteur dans cet univers particulier qui est celui de l’énumération, c’est-à- dire de la liste. Ah bon ? s’exclamera le béotien, qu’y a-t-il de si intéressant à parler d’un tel sujet ?C'est là précisément que le talent d’Umberto Eco trouve à s’exprimer: partant de deux chants de l’Iliade d’Homère, il pose les jalons d’un parcours qui va entraîner le lecteur vers des territoires insoupçonnés, tant dans la littérature que dans les beaux-arts. La démarche commence au chant XVIII de l’Iliade: Héphaïstos (ou Vulcain) sculpte pour Achille un bouclier «démesuré». Il y fait figurer la terre, la mer, le ciel, le soleil, la lune, les astres, les Pléiades, Orion et la Grande Ourse. Il y ajoute deux cités très peuplées. L’une dans laquelle il représente des fêtes, une grand place noire de monde où se tient une sorte de procès à l’issue duquel les anciens brandissent leur sceptre et prononcent la sentence. L’autre est une ville assiégée: des scènes de combat se déroulent sur les remparts, mais aussi dans les champs voisins. Un peu plus loin, des cultivateurs, insensibles au tumulte, tracent leur sillon, alors que des jeunes gens portent des fruits vers un banquet au milieu duquel trône le roi qui va bientôt déguster la viande que les serviteurs font griller.Homère, dans la description de ce...

Dans Vertige de la liste, Umberto Eco se livre à nouveau à un exercice d’une virtuosité éblouissante, dans lequel ses talents d’historien, de critique d’art, de sémiologue et de conteur s’unissent pour guider le lecteur dans cet univers particulier qui est celui de l’énumération, c’est-à- dire de la liste. Ah bon ? s’exclamera le béotien, qu’y a-t-il de si intéressant à parler d’un tel sujet ?
C’est là précisément que le talent d’Umberto Eco trouve à s’exprimer: partant de deux chants de l’Iliade d’Homère, il pose les jalons d’un parcours qui va entraîner le lecteur vers des territoires insoupçonnés, tant dans la littérature que dans les beaux-arts. La démarche commence au chant XVIII de l’Iliade: Héphaïstos (ou Vulcain) sculpte pour Achille un bouclier «démesuré». Il y fait figurer la terre, la mer, le ciel, le soleil, la lune, les astres, les Pléiades, Orion et la Grande Ourse. Il y ajoute deux cités très peuplées. L’une dans laquelle il représente des fêtes, une grand place noire de monde où se tient une sorte de procès à l’issue duquel les anciens brandissent leur sceptre et prononcent la sentence. L’autre est une ville assiégée: des scènes de combat se déroulent sur les remparts, mais aussi dans les champs voisins. Un peu plus loin, des cultivateurs, insensibles au tumulte, tracent leur sillon, alors que des jeunes gens portent des fruits vers un banquet au milieu duquel trône le roi qui va bientôt déguster la viande que les serviteurs font griller.Homère, dans la description de ce bouclier impossible, veut figurer un luxe de détails dans un espace bien délimité, un «tout est là», une liste finie. Comme dans le portrait de la Joconde, de Léonard de Vinci, où rien n’est censé exister en dehors du cadre. Alors que, dans nombre de peintures figuratives, nous dit Eco, le spectateur a le loisir d’imaginer le paysage qui peut exister en dehors des limites du tableau, ce que d’ailleurs le peintre lui suggère de faire.

En même temps, Homère utilise un effet narratif consistant, un peu comme dans la bande dessinée, à faire figurer sur une même planche, une succession d’événements (le début de l’assaut contre les remparts, le départ des assaillants, la fête célébrant la paix revenue, les labours et les moissons).En revanche, au chant II de l’Iliade, Homère veut donner la sensation de l’immensité de l’armée grecque et aussi la perception de cette masse d’hommes que les Troyens terrorisés voient se déployer au bord de la mer. Il ne sait pas très bien comment s’y prendre, utilise des métaphores jusqu’à avouer: «La foule, je ne puis en parler, je n’y puis mettre des noms, eussé-je dix langues, eussé-je dix bouches.» C’est pourquoi il s’apprête à ne nommer que les capitaines et les navires. Comme le dit Eco, «cela ressemble à un raccourci, mais c’est un raccourci qui occupe trois cent cinquante vers de son poème.» L’énumération semble finie, mais comme on ne peut pas dire combien il y a d’hommes pour chaque chef, le nombre qu’Homère cherche à établir reste pour l’instant indéfini. On se trouve, dit Eco, dans la poétique du et cætera, par opposition à celle du tout est là.Que faire, se demande Eco, quand on ignore les confins des choses que l’on entend représenter ? On peut avoir recours au discours poétique ou artistique consistant à évoquer les propriétés des objets dont on veut parler, qui sont considérés comme infinis. Mais l’infini de l’esthétique est le sentiment subjectif de quelque chose qui nous dépasse, c’est un état émotif. Or, ce qui occupe Eco, c’est un infini actuel, fait d’objets peut-être dénombrables mais que nous n’arrivons pas à dénombrer. D’où le recours à une modalité de représentation qu’il appelle la liste, ou l’énumération, ou le catalogue. Dans la réalité, le recours à la liste ne parvient pas davantage à définir l’infinité des choses. Mais l’énumération profuse, la liste inépuisable ou le catalogue sans fin donnent un tel vertige qu’ils parviennent à nous convaincre que tout est là. C’est ce vertige qu’Umberto Eco nous invite à partager avec lui.

On demeure sans voix face à la pertinence inépuisable des textes choisis par Eco pour illustrer son propos, et l’on admire tout autant la faculté de l’auteur à repérer dans l’histoire de l’art les œuvres qui étayent son discours.Le livre s’articule en une vingtaine de thèmes, parmi lesquels l’Excès cohérent, l’Énumération chaotique, la Rhétorique de l’énumération (j’allais dire et cætera…). Les auteurs cités vont de Rabelais (ah, l’invention du torchecul !) à Perec (merveilleuse Tentative d’épuisement d’un lieu parisien de 1975) en passant par Joyce. Figurent également dans les listes, Edmond Rostand avec la « Tirade du nez », Victor Hugo avec Quatre-vingt-treize, Thomas Mann avec Le Docteur Faustus.Eco s’amuse et nous émerveille dans les textes qui introduisent chacun des thèmes: il est le touche-à-tout génial qui rebondit d’une idée à l’autre avec une facilité, une aisance déconcertantes, baignant dans une culture inépuisable. Sa quête iconographique n’est pas en reste: chaque œuvre citée et reproduite «colle» au thème abordé par l’auteur. Elle se présente à l’instant et à l’endroit même où l’on aimerait l’invoquer.Enfin, Eco ne résiste pas au plaisir de mentionner la «mère suprême de toutes les listes», soit le World Wide Web, toile d’araignée et labyrinthe qui, de tous les vertiges, nous promet le plus mystique. Référence au monde virtuel ou au monde réel ? Il n’y a plus de distinction, désormais, entre vérité et erreur…


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