L’histoire de la Beauté de Umberto Eco

Le concept de la Beauté a toujours été au centre des réflexions sur l’art. Pendant des siècles, les artistes et penseurs l’ont perçu et défini à travers leurs œuvres picturales et littéraires. C’est ce «témoignage artistique» qu’Umberto Eco nous présente dans son dernier ouvrage.La Beauté n’est autre qu’une grâce qui naît de la proportion et de la convenance et de l’harmoniedes choses» écrivait l’humaniste italien Pietro Bembo. Voilà ce que signifiait le mot Beauté pour un homme du XVIe siècle. Serait-il aussi simple de définir la Beauté à travers les âges et les cultures? Il est illusoire de le croire. La Beauté a été pensée par les hommes depuis que l’art existe. Dès lors, une question se pose, comment a-t-elle été définie au cours des différentes périodes historiques? C’est à cette question que répond Umberto Eco dans son dernier livre Histoire de la Beauté.Ecrire l’histoire de la Beauté est un objectif de taille, mais le défi n’est jamais assez grand pour le célèbre romancier et essayiste italien. Il faut dire que sa connaissance du sujet est sans limite, en effet cette histoire de la Beauté était en gestation depuis quarante ans. Fin connaisseur de la matière, il documente le texte d’illustrations et de citations de peintres, de philosophes, d’écrivains qui définissent avec maestria ce qu’est la Beauté dans l’art figuratif. Umberto Eco pose d’emblée une limite à son histoire, certes, le vaste concept qu’est la Beauté ne peut se définir pour toutes les cultures et il se limite à la...

Le concept de la Beauté a toujours été au centre des réflexions sur l’art. Pendant des siècles, les artistes et penseurs l’ont perçu et défini à travers leurs œuvres picturales et littéraires. C’est ce «témoignage artistique» qu’Umberto Eco nous présente dans son dernier ouvrage.
La Beauté n’est autre qu’une grâce qui naît de la proportion et de la convenance et de l’harmoniedes choses» écrivait l’humaniste italien Pietro Bembo. Voilà ce que signifiait le mot Beauté pour un homme du XVIe siècle. Serait-il aussi simple de définir la Beauté à travers les âges et les cultures? Il est illusoire de le croire. La Beauté a été pensée par les hommes depuis que l’art existe. Dès lors, une question se pose, comment a-t-elle été définie au cours des différentes périodes historiques? C’est à cette question que répond Umberto Eco dans son dernier livre Histoire de la Beauté.Ecrire l’histoire de la Beauté est un objectif de taille, mais le défi n’est jamais assez grand pour le célèbre romancier et essayiste italien. Il faut dire que sa connaissance du sujet est sans limite, en effet cette histoire de la Beauté était en gestation depuis quarante ans. Fin connaisseur de la matière, il documente le texte d’illustrations et de citations de peintres, de philosophes, d’écrivains qui définissent avec maestria ce qu’est la Beauté dans l’art figuratif. Umberto Eco pose d’emblée une limite à son histoire, certes, le vaste concept qu’est la Beauté ne peut se définir pour toutes les cultures et il se limite à la culture occidentale, des Grecs à nos jours. Tout d’abord, la Beauté n’est pas immuable et chaque époque fixe ses propres critères, même si différents modèles de Beauté coexistent. Cependant des critères de beauté, comme ceux qu’énonçait Pietro Bembo persistent à travers le temps. Par exemple, le souci d’harmonie et de proportion est un critère de Beauté qui se retrouve à travers toutes les périodes de l’art, mais il est perçu différemment au cours des diverses époques artistiques.Pour les Grecs de l’époque antique la Beauté n’avait pas de statut autonome, elle était associée à d’autres qualités comme la mesure et la convenance. «Le plus juste est le plus beau» disait l’oracle de Delphes. Les peintres et les sculpteurs recherchent une Beauté idéale qui harmonise la Beauté des formes et la bonté de l’âme. Cette beauté atteint sa meilleure expression dans des formes statiques, où la simplicité expressive est plus appropriée que la richesse des détails.Avec Platon et Socrate la conception de la Beauté s’élabore et donne naissance aux deux conceptions majeures de la Beauté élaborées au cours des siècles: la Beauté comme harmonie et proportion des parties (dérivée de Pythagore) et la Beauté comme splendeur qui influencera la pensée néoplatonicienne. En outre, les philosophes se méfiaient de l’art et de la poésie car ils n’étaient pas en relation directe avec la vérité, ainsi le souligne Platon dans La République «L’art de l’imitation est donc bien éloigné du vrai, et c’est apparemment pour cette raison qu’il peut façonner toutes choses…». La Beauté ne correspond pas à ce qui se voit et donc l’art est une fausse copie de l’authentiqueBeauté et il vaut mieux la remplacer par la Beauté des formes géométriques, fondée sur la proportion et sur une conception mathématique de l’univers.Au VIe siècle avant J-C, Pythagore renforce la vision mathématique de l’univers et soutient que le principe de toutes choses est le nombre. Deux siècles plus tard, Polyclète produit une statue qui incarne toutes les règles pour une juste proportion entre les parties.Pline l’Ancien s’en souvient ainsi «Polyclète est l’auteur de la statue que les artistes appellent le Canon (Règle) etoù ils vont chercher comme dans une sorte de code les règles de leur art…»Durant le Ier siècle avant J-C, Vitruve exprimera les justes proportions corporelles en fractions de la silhouette entière: le visage devra être 1/ 10 de la longueur totale, la tête 1/8, la longueur du thorax 1/4 et ainsi de suite.

Par ailleurs, le célèbre Homme de Vitruve de Leonardo da Vinci, est le fruit de la redécouverte pendant la Renaissance du texte de Vitruve. Ses études de l’anatomie lui permettent de formuler à son tour une théorie des proportions idéales des diverses parties du corps.Au contraire, au Moyen Âge les artistes n’appliquent plus une mathématique des proportions à l’évaluation du corps humain, la propension spirituelle prend la place de la corporéité. La culture médiévale se référait à la théorie de l’homo quadratus, où le nombre assume des significations symboliques. L’art devait représenter les choses comme elles étaient dans la nature. Par exemple, le nombre quatre symbolisait les points cardinaux, les vents principaux, les phases de la lune, les saisons. Le nombre cinq était tout aussi important puisqu’on le retrouve dans les Ecritures (le Pentateuque), les cinq plaies du Christ, et dans la figure de l’homme s’inscrivant dans un cercle dont le centre est le nombril, tandis que le périmètre formé par les lignes droites qui unissent les diverses extrémités donne la figure d’un pentagone.La proportion au Moyen Âge est perçue comme une notion philosophique et ne suit plus la rigueur mathématique des pythagoriciens, mais elle ne suffit pas à définir complètement la Beauté. Un autre critère rentre en compte, la claritas (luminosité), comme le souligne Thomas d’Aquin «à la notion de beau et plaisant concourent l’éclat et la bonne proportion». L’une des origines de l’esthétique de la claritas vient du fait que, dans maintes civilisations, Dieu est identifié à lalumière et est souvent personnifié en soleil. Ce critère de Beauté existait déjà chez les Grecs et sera véhiculé dans la tradition chrétienne par la redécouverte du platonisme à la fin du Moyen Âge.Les couleurs ont aussi leur importance, non seulement dans les arts figuratifs, les enluminures, mais aussi dans la littérature. Dante parle d’une «douce couleur d’oriental saphir» et voit apparaître au Paradis des visions lumineuses.

Hildegarde de Bingen, dans le Livre des visions, décrit l’image de Dieu «je vis une lumière éblouissante envahir tout ce feu rougeoyant… tu vois une lumière éblouissante qui sans aucune traced’illusion, de faiblesse ni de tromperie, représente le Père, et, en elle, une forme humaine couleur de saphir…».La vision, thème récurrent dans la littérature et les arts du Moyen Âge, engendre la Beauté suprême, la contemplation de Dieu. Elle est la chose la plus délectable à voir, elle est vue sous trois aspects: lux, considérée comme force créatrice et origine de tout mouvement; en tant que lumen, elle possède l’être lumineux et en tant que couleur ou splendeur.Par ailleurs, la technique figurative qui exploite le mieux la vivacité de la couleur et la lumière qui la traverse est le vitrail de l’église gothique, maisla Beauté ne peut encore se manifester par une simple sensation chromatique comme elle l’est, par exemple, dans les peintures de Rothko. Elle devait être un ensemble de proportion, de clarté et de lumière. L’art au Moyen Âge représentait non seulement Dieu et le Paradis maisaussi son contraire, le monde ténébreux de l’Enfer et des monstres. Cette fascination pour la polarité des choses, le bien, le mal, l’Enfer, le Paradis, se retrouve aussi dans l’art, si bien qu’il est possible de parler de la Beauté des monstres. Il suffit de voir les toiles de Bosch ou les enluminures des frères Limbourg pour comprendre à quel point cet univers était fascinant et beau à leurs yeux. Un texte de Saint Bernard explique combien les fidèles jouissaient de leur contemplation et lui-même avoue tomber sous leur charme.Il faut attendre la Renaissance pour voir réapparaître la proportion comme conception mathématique, comme elle l’était perçue par les Grecs. Les humanistes de la Renaissance redécouvrent le platonisme et cela change leur perception de la Beauté. Elle n’est plus le modèle philosophique de la proportion médiévale mais plutôt celle du Canon de Polyclète. Les études mathématiques atteignent leur précision maximale dans la théorie et la pratique de la perspective qui est considérée comme juste et réaliste.À la fin de la Renaissance, la Beauté n’est plus le résultat d’une œuvre aux proportions équilibrées, elle est vue soit comme imitation de la nature selon des règles scientifiquement prouvées, soit comme une contemplation d’un degré de perfection surnaturelle et acquiert un caractère magique. L’artiste est à la fois imitateur et créateur de Beauté. Leonardo da Vinci met au point la technique du «sfumato» pour faire ressortir le côté surnaturel de la Beauté et grâce à cette innovation, il rend énigmatique la Beauté des visages féminins. Les humanistes propagent une relecture plus libre du symbolisme classique qui se concrétise par des images sensuelles comme la représentation de la divinité Flore de Tiziano Vecellio, dit Le Titien. Dans cette représentation de Flore, Tiziano laisse aller son imagination, en faisant de la déesse de l’épanouissement des fleurs au printemps, un nu pseudo-mythologique.Les crises économiques, politiques, religieuses et les maladies qui déchirent le XVe siècle italien bouleversent le corps social et les artistes traduisent ce sentiment d’inquiétude par l’expression de la Beauté inquiète. On assiste à une dissolution des règles, à une violation des canons classiques de la Beauté. Des conceptions subjectivistes et particularistes de la Beauté apparaissent. Les maniéristes se lancent vers le fantastique pour échapper au classicisme qu’ils considèrent comme vide. Ils privilégient les figures en mouvement, le S, figure serpentine qui ne s’inscrit plus dans un quadrilatère géométrique. Calculabilité et mesurabilité cessent d’être des critères objectifs. Si on prive le Beau de ses critères de mesure, d’ordre et de proportion, on le destine à des jugements subjectifs. La Beauté maniériste combat les règles sévères de la Renaissance et creuse les formes qui se sont à peine stabilisées selon les canons classiques. L’Io du Corrège est un bon exemple de l’art maniériste. Le passage du Maniérisme au Baroque est moins un changement d’école que l’expression de cette dramatisation de la vie. Effectivement, à la Beauté immobile et inanimée du modèle classique s’est substituée une Beauté dramatiquementtendue, L’extase de Sainte Thérèse en est un parfait exemple. L’œuvre de l’artiste le plus représentatif de l’époque baroque montre une mise en scène provocante de Sainte Thérèse percée par la flèche de l’ange de l’amour divin. Cette sculpture montre bien la prolifération excessive des formes caractéristiques de l’époque baroque.

A l’exubérante Beauté du Baroque finissant s’impose le néoclassicisme, par le canon d’une Beauté réellement classique, qui passe par l’archéologie, le goût pour les voyages lointains et la quête d’une Beauté exotique éloignée des canons européens. Le classicisme de la Renaissance est rejeté quand on se rend compte qu’il n’est qu’une déformation pratiquée par les humanistes et l’on part à la recherche de la «vraie Antiquité». Ceci s’exprime par la rupture avec les styles, les poses et les sujets traditionnels. La Beauté n’est plus inhérente aux choses mais se forme dansl’esprit critique du spectateur, ce qui aboutit à un subjectivisme esthétique. Les représentations de la femme sont moins sensuelles mais libérées de leurs mœurs. Délivrées de leur corset, les cheveux flottants sur les épaules, elles ne représentent plus uniquement la Beauté mais désignent l’entrée de la femme sur la scène publique, notamment avec l’organisation des salons féminins.Au XVIIIe siècle apparaissent les termes génie, goût, imagination et sentiment. Ils se rapportent non pas aux caractéristiques de l’objet mais aux qualités, capacités du sujet qui juge de la Beauté de l’objet. La Beauté est liée aux sentiments, aux sens, à la reconnaissance du plaisir. Cette définition reste valable pour la peinture romantique. La Beauté romantique exprime un état d’âme qui puise son origine dans la littérature. LaBeauté cesse d’être une forme, ce qui devient beau c’est l’informe, le chaotique, elle est le mouvement suscité dans l’âme du spectateur, d’où les nombreuses représentations de paysages et de couchers de soleil qui doivent l’émerveiller.La Beauté romantique laisse place, à la fin du XIXe siècle, au décadentisme qui se traduit par une attirance pour le surnaturel, une redécouverte pour la magie, l’occultisme, une fascination pour les figures inquiétantes, perverses et cruelles. Le symbolisme en est le mouvement leplus significatif. Des couleurs, des sonorités, des images, se renvoient les unes aux autres, révélant des affinités et des consonances mystérieuses. Le poète ou le peintre se fait déchiffreur de celangage secret de l’univers, la Beauté est la Vérité cachée qu’il mettra à jour. Les peintures de Gustav Klimt illustrent bien ce courant, elles célèbrent la Beauté sensuelle et séductrice de la femme et sont chargées de la symbolique du désir. Klimt fut frappé par les mosaïques de SainteApolline et de Saint-Vital à Ravenne et choisit de retrouver cette splendeur des œuvres byzantines. Mais alors que cette splendeur conviait à l’ascèse mystique, elle devient chez lui invitation à de voluptueuses extases.Au XXe siècle, l’abandon des modèles figuratifs mène à des explorations dans le domaine des «formes possibles» de la peinture abstraite. Ainsi, la matière n’est plus seulement le corps de l’œuvre, elle en est aussi le but, l’objet du discours esthétique. Avec la peinture «informelle», l’œuvre d’art semble renoncer à toute forme, pour que la peinture ou la sculpture devienne presque un fait naturel. Benedetto Croce enseignait que «la véritable invention artistique se développe au moment de l’intuition qui se consume dans l’intériorité de l’esprit créateur, tandis que l’extériorisation technique, en sons, couleurs, mots, marbre ne constituerait qu’un fait accessoire, n’ajoutant rien à l’aboutissement de l’œuvre». C’est en suivant cette idée que l’esthétique contemporaine a réévalué la matière. Les titres de certaines œuvres, comme macadam, asphalte, pavés, mousses, empreintes, scories, rouille, mettent en avant ce rapport extrêmement proche avec le monde qui nous entoure. L’artiste utilise la matière et l’observation du spectateur conduit à explorer cette matière pour en découvrir la secrète Beauté. Le travail sur la matière est exemplaire dans l’œuvre de Cy Twombly et de Jackson Pollock, qui refont consciemment, avec une technique maîtrisée ce qui doit sembler fortuit, ils organisent la matière à l’état brut.Peut-on dire pour autant que la Beauté «classique», avec sa mesure et sa proportion transmise pendant plus de deux mille ans, meurt avec l’art contemporain? Bien que des peintres comme Mondrian, Klein ou Rothko, proposent à nouveau l’idée d’harmonie géométrique qui rappelle l’époque des esthétiques de la proportion, l’art moderne et contemporain ne s’expriment plus par les mêmes définitions ou formes de Beauté. L’art de la seconde partie du XXe siècle ne conforte aucune définition. L’art abstrait est souvent incompris parce qu’il va à l’encontre dela beauté naturelle et le public, n’adhérant pas à cette nouvelle notion de Beauté, est souvent désemparé. Umberto Eco ajoute que l’art informel, allant du futurisme au cubisme, de l’expressionnisme à la peinture abstraite est un refus des formes classiques à direction univoque car «l’informel ne conduit pas à proclamer la mort de la forme mais à en forger une notion plus souple, à concevoir la forme comme un champ de possibilités». Ainsi, la vision des avant-gardistes du XXe ne pose plus la question de la Beauté, puisqu’elle ne présente plus des formes harmonieuses, mais essaie de proposer une autre Beauté qui est souvent une lutte entre l’interprétation de la Beauté et la Beauté de la provocation.

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