Cézanne, l’ombrageux «maître d’aix», nourrissait à l’égard de Paris des sentiments mêlés d’attirance et d’aversion. En 80 tableaux, le Musée du Luxembourg le rappelle.
Le mythe cézannien est tenace, qui aime à camper le peintre en génie isolé drapé dans sa superbe solitude provençale. Il faut reconnaître que Cézanne a un peu contribué à le forger. Systématiquement recalé aux expositions du Salon (une trentaine de refus), il se serait exclamé qu’il fallait brûler le Louvre. Blessé par les sempiternelles attaques de la critique, il avait annoncé qu’il allait rester à Aix et «travailler dans le silence». Et pendant douze ans, il avait refusé d’y exposer la moindre toile, à l’unique exception d’un portrait admis au Salon de 1882 grâce à l’appui de son ami Guillemet qui faisait partie du jury.
Mais ce que le mythe oublie un peu ou passe délibérément sous silence, c’est qu’à compter de son entrée en peinture, Cézanne a vécu plus de la moitié de sa vie à Paris et en région parisienne. Dans la capitale et ses alentours, on lui a connu plus de vingt adresses différentes. Quant au trajet Paris Aix, il a bien dû le parcourir plus de vingt fois aussi. Des va-et-vient qui disent bien les sentiments mêlés qu’il nourrissait à l’égard de la métropole. Elle l’attirait comme un aimant, mais il s’y sentait décalé, inadapté, rejeté. Mal à l’aise à Paris, il en rajoutait sur sa rusticité provinciale et son accent du Midi, cachant derrière eux sa grande culture, son hypersensibilité et sa violence contenue.
Relations en clair-obscur Entre Paris et Cézanne, le courant passait aussi mal qu’entre Cézanne et Paris. Il ne l’aimait guère, elle le lui rendait bien. On ne pouvait y trouver quelques-unes de ses toiles qu’à la rue des Martyrs, dans la minuscule échoppe du père Tanguy, le marchand de couleurs des Impressionnistes et de Van Gogh. Jusqu’à ce qu’en 1895, sa toute première exposition personnelle chez le marchand Ambroise Vollard – Cézanne a alors 56 ans et il ne lui en reste plus que onze à vivre – commence enfin à changer le cours des choses. C’est le début de la consécration. Marchands, critiques et collectionneurs s’intéressent enfin à lui. Dès 1899 ses œuvres seront visibles au Salon des Indépendants et dès 1904 au Salon d’automne où toute une salle lui sera consacrée. Tout juste deux ans avant sa mort.
C’est sur ces relations en clair-obscur que le Musée du Luxembourg à Paris, en collaboration avec le Petit-Palais et avec des prêts exceptionnels du Musée d’Orsay, se penche à travers quelque 80 tableaux venus du monde entier… et dans lesquels Paris reste quasi invisible. Car Cézanne n’a jamais été intéressé à faire de Paris le sujet de sa peinture. Tout au plus quelques échappées depuis sa fenêtre nous montrent-elles La Rue des Saules à Montmartre, La Halle aux vins ou Les Toits de Paris. Mais pas le moindre monument, pas l’ombre d’un site ou d’un jardin typiquement parisiens. Juste ce que le peintre apercevait derrière la vitre de son atelier quand il ne se contentait pas de peindre trois pommes et un pichet posés sur un coin de table. N’avait-il pas, jeune homme ambitieux monté de sa Provence natale, lancé qu’il allait «étonner Paris avec une pomme» ? Car pour lui un nu, un paysage ou un compotier n’étaient jamais que prétextes à peindre. Et s’il aimait portraiturer sa femme Hortense c’était, disait-il, parce qu’elle posait bien, «comme une pomme».
Les vieux maîtres et la modernité L’Aixois savait bien que la reconnaissance ne pouvait lui venir que de Paris, même si le Salon y était encore englué dans un académisme truffé de codes et de conventions. Il savait aussi qu’il avait besoin de Paris pour sa peinture même, parce que c’est à Paris, entre le Louvre, le Luxembourg et Versailles qu’il pouvait aller avec son carnet de croquis se mettre à l’école des maîtres anciens: Michel-Ange, Rembrandt, Poussin, Delacroix… Et à Paris toujours qu’il allait se frotter à la modernité en train de s’inventer, en particulier grâce à ses amis impressionnistes dont il participait au mouvement sans vraiment y adhérer. Entre tradition et avant-garde, c’est donc bien Paris qui nourrissait son art. Paris était le lieu de l’apprentissage et de l’expérimentation, la Provence celui de l’approfondissement.
En 1861, à 21 ans, le fils unique du banquier d’Aix-en-Provence avait donc décidé d’abandonner ses études de droit, entreprises pour se conformer aux désirs de papa, pour «monter» à Paris. Son ami Zola qui le pressait de l’y rejoindre avait fini par le convaincre. C’est décidé, il serait artiste ! À Paris, il fréquente l’Académie Suisse, un atelier libre et sans professeur où posent des modèles (qu’il n’a pas les moyens de se payer chez lui) et où il noue des amitiés profondes avec Pissarro et Guillaumin, passe des heures dans les musées, découvre le Salon, oscille entre exaltation et abattement. Sa peinture est sombre, épaisse et véhémente, érotique et romantique. Il en parlera plus tard comme de sa période «couillarde». Dégoûté par son échec au concours d’entrée de l’École des Beaux-arts (que par dépit il n’appellera plus que les «bozarts»), il retourne brièvement travailler dans la banque paternelle à Aix au grand désespoir de Zola, mais remonte bientôt à Paris où, entre 1863 et 1870, il déménagera six fois, avec d’incessants allers-retours entre Paris et Aix.
Bâtisseur de lumière C’est à partir du moment où il rejoint Pissarro et Guillaumin à Pontoise et Auvers-sur-Oise, puis à Melun, Fontainebleau et sur les bords de Marne, qu’il commence la mue qui va mener le jeune homme excessif et tourmenté vers le bâtisseur de lumière, l’architecte de la nature, le peintre conceptuel qui, aux touches divisées et frémissantes de ses amis impressionnistes, oppose une vision synthétique et rigoureuse. Son ambition est, dit-il, est de «faire de l’Impressionnisme quelque chose de solide et de durable comme l’art des musées». Zola, lui, a perdu pied, désormais il ne comprend plus la peinture de son ami.
Cézanne passe donc autant de temps à peindre à Paris et ses environs que dans le Midi. Mais peindre Paris ne l’a jamais intéressé, alors qu’il a signé une trentaine de Sainte-Victoire, sa montagne magique. C’est la nature qui l’inspire, pas la ville. La nature qui lui fait vivre le plus intensément son expérience du monde, et la peinture qui lui permet de la transmettre. «Le paysage se pense en moi, je suis sa conscience», médite-t-il. Les vertes campagnes de l’Ile de France lui ouvrent une palette plus douce de verts et de gris, des ambiances brumeuses et des contours moins nets que ses paysages méridionaux secs et rocailleux, fortement contrastés et précisément découpés par la lumière. Mais de part et d’autre, ses couleurs s’éclaircissent et ses matières s’allègent pour créer un espace nouveau, parfois étrangement aplati, distordu et géométrisé, et surtout loin des règles de la perspective traditionnelle. Par basculements et rabattements des plans, le peintre multiplie les points de vue, construit la forme par la couleur et structure l’espace par la lumière et la touche de ses pinceaux. Il se voit désormais en «primitif d’un art nouveau». Il est «notre père à tous», confirmera Picasso. «Une sorte de bon dieu de la peinture !» renchérira Matisse.