Ingénieur, industriel, mécène et collectionneur, Henri Rouart (1833-1912) était aussi peintre. À travers une quarantaine de tableaux, l’exposition du Musée Marmottan à Paris nous permet de (re)découvrir son art.
1846-1849, Lycée Louis-le-Grand; 1853- 1855, École Polytechnique : le jeune Parisien suit la voie royale. Étudiant brillant, Henri Rouart devient un ingénieur-industriel accompli. À la tête de l’entreprise Mignon et Rouart, avec son associé Jean-Baptiste Java Mignon, il est actif aussi bien dans le domaine de la construction de moteurs que dans celui des systèmes de réfrigération, du tube métallique et du transport des messages par voie pneumatique.
Les brevets sont déposés les uns après les autres et l’homme ne tarde pas à faire fortune. Avec cet argent, Rouart constituera l’une des plus importantes collections de son époque. Il achète Delacroix, Corot, Daumier, Millet, Courbet, Degas, Cézanne, Monet, Renoir… La liste des artistes est longue et ce sont, pour beaucoup, de ses contemporains. Amateur éclairé, il se fait aussi promoteur de leur œuvre, notamment en soutenant l’organisation des expositions impressionnistes. Antiquités, émaux, sculptures, primitifs, œuvres du XVIIIe apparaissent en contrepoint ou en regard, dans les pièces de son hôtel particulier du 34, rue de Lisbonne. L’ingénieur-collectionneur innove autant dans son métier, dans ses goûts – éclectiques – que dans son rôle de mécène.
Collectionneur réputé, industriel primé, Henri Rouart se fait artiste discret. Il faudra le pouvoir de persuasion de son fidèle ami Edgar Degas pour que l’artiste accepte de présenter ses tableaux à la plupart des expositions impressionnistes. Mais il refusera toujours d’organiser une exposition de ses œuvres et ne cherchera pas à promouvoir son travail de peintre. C’est seulement à sa mort, en 1912, qu’une rétrospective sera organisée chez Durand-Ruel, alors que la même année, collectionneurs, marchands et musées du monde entier se pressent à la dispersion de sa collection. C’est cette œuvre de peintre que le Musée Marmottan à Paris met en valeur par la présentation d’une quarantaine de tableaux, la plupart provenant de collections particulières.
Rarement exposées, les œuvres d’Henri Rouart méritent d’être découvertes. Contrairement à ce que l’on pourrait penser, il était plus qu’un simple amateur pour qui la peinture aurait représenté un agréable passe-temps, pratiqué sans extrême conviction. Il se révèle un artiste exigeant qui s’implique avec passion dans son travail. Durant toute sa carrière à la tête de son entreprise, l’engagement dynamique de l’industriel n’a d’égal que le dynamisme fervent du peintre. Loin d’entrer en conflit, industrie et art se révèlent chez lui complémentaires. En 1877 et en 1879, ce sont ses tableaux que l’on vient admirer aux expositions de la «Société anonyme coopérative d’artistes peintres, sculpteurs, graveurs», tandis qu’en 1878, c’est le grand serpentin de 92 mètres de la section métallurgie de l’Exposition universelle – fabriqué par son usine de Montluçon – qui impressionne. Henri Rouart profite de ses fréquents déplacements professionnels pour découvrir de nouveaux lieux, s’inspirer d’autres motifs, dessiner, faire des esquisses ou peindre sur nature. Après des heures passées à l’usine, il fait de la nature son atelier de peintre.
Il hérite ce goût du plein air et du paysage de Corot d’abord, dont il reçut les conseils, puis, entre 1864 et 1867, de ses fins de semaine passées à Barbizon, à peindre aux côtés de Millet. Certains tableaux portent la marque de l’influence barbizonienne dans le sujet comme dans la palette, tel le Chemin au Mée, Melun, un paysage de sous-bois épais et sombre que la lumière peine à traverser et dans lequel le peintre s’était enfoncé.
Toutefois, au contact des impressionnistes, il abandonne les lourdes frondaisons pour se tenir en lisière de la forêt. Dans Une allée à la Queue-en-Brie – ayant posé son chevalet à distance du bois, sans trop s’en éloigner toutefois – les arbres viennent fermer l’un des côtés de la composition tout en conduisant l’œil vers le fond du tableau. Les feuillus prennent davantage d’ampleur dans Les arbres, La Queue-en-Brie et forment un véritable écran. Rouart joue sur les différentes tonalités de vert conférées par les essences et les zones de lumière ou d’ombre plus ou moins épaisses. La construction et les couleurs de ces toiles sont puissantes comme chez Monet et Pissarro dans les années 1860-1870.
L’artiste fait de l’arbre son sujet de prédilection, sans toutefois concevoir son travail comme une série, tel Monet avec les Meules ou les Cathédrales; il peint plusieurs versions d’un même motif à des heures et des saisons différentes, lui faisant prendre des teintes plus ou moins vertes, jaunes ou brunes. L’arbre c’est aussi l’arbre des champs, bordant le chemin courbé de Paysanne dans les champs; ou celui de la nature à la fois sauvage et domestiquée du parc de la propriété familiale de La Queue-en-Brie.
« Compagnon de route des impressionnistes », curieux dans son âme d’artiste comme dans sa profession, Henri Rouart expérimente, à l’instar de ses amis, de nouvelles techniques ou d’autres choix esthétiques et éclaircit sa palette. L’alternance de zones d’ombre colorées et de plages ensoleillées – rendues par de courtes touches fragmentées – de Paysanne dans les champs, rappelle certains paysages de Monet et Renoir. Une lumière douce et des ombres colorées baignent l’Arbuste devant la maison de La Queue-en-Brie. Comme la silhouette d’homme, ces ombres se font mobiles. Le peintre parvient à rendre avec subtilité leur passage sur les murs et les volets, puis sur le chemin. Toutefois, Rouart prend ses distances avec certains partis pris. Rarement autant que dans La Seine aux environs de Rouen la lumière et la touche dissolvent-elles les éléments. L’artiste accorde la même importance au motif et à la lumière. Celle-ci n’est pas sujet à part entière comme elle peut l’être chez Monet ou Seurat. La Seine aux environs de Rouen est certainement l’un des tableaux où Henri Rouart est le plus proche de l’impressionnisme, par l’attention portée aux éléments atmosphériques, par la dissolution du motif dans l’air et de son reflet sur l’eau. Par sa palette, l’œuvre fait penser aux scènes de labeur dans les ports de la côte normande peints par Boudin ou aux vues du port du Havre de Monet.
Le sujet et le rendu des panaches de fumée qui viennent se fondre dans les nuages rappellent les ports de Rouen de Pissarro.
Paysagiste, Henri Rouart peint aussi des portraits et des scènes de genre. L’œuvre est aussi discrète que l’homme, qui se fait peintre de l’intimité familiale. Il pose tantôt son chevalet au jardin pour peindre ses proches, comme cette Jeune femme au jardin assise sur un tabouret à l’ombre d’un arbre, tantôt dans ses appartements privés, tel l’Intérieur de La Queue-en-Brie, auquel les étoffes rouges et les boiseries confèrent une atmosphère chaleureuse. Aux murs, des tableaux; peut-être les siens, certaines de ces peintures si rarement exposées aux yeux du grand public et que nous pouvons aujourd’hui admirer.