L’ombre et la proie

Présents dans la même exposition, le baroque et le Biedermeier nous invitent à un dialogue sur la nature de l’œuvre d’art. Les artistes du Biedermeier font preuve d’un très grand talent, mais leurs tableaux pleins de charme et d’optimisme, à force de se vouloir beaux, bien souvent ne sont que jolis. Les collections princières du Liechtenstein nous offrent un étrange et passionnant diptyque: d’une part des œuvres des plus grands noms de la peinture baroque européenne (Rubens, Rembrandt, Van Dyck, Frans Hals). D’autre part des tableaux autrichiens des années 1815 à 1848 environ: l’époque dite Biedermeier. Cette époque a vu naître le sapin de Noël et l’industrie du jouet; elle est placée sous le signe de la paix domestique, de la sagesse bourgeoise et de l’honnêteté suave. Avec de tels idéaux, peut-elle avoir suscité de grands artistes ? Les peintres qui la représentent dans cette exposition sont assurément pétris de talent, et lorsqu’on pénètre dans les salles qui leur sont réservées, n’est-il pas injuste de les comparer aux géants des salles précédentes ? C’est sûrement injuste, mais c’est inévitable, et c’est l’occasion, peut-être, de mieux comprendre leur singularité. En regard de Brueghel, Hals ou Rembrandt, la peinture Biedermeier ne pèche pas par défaut mais par excès: ce qui frappe, c’est que ses représentants ne se contentent pas de peindre, mais qu’ils veulent aussi, sur la toile, exprimer des idées. Essayons de placer côte à côte Pieter Brueghel le Jeune et Ferdinand Georg Waldmüller. Le Recensement de Bethléem de Brueghel est...

Présents dans la même exposition, le baroque et le Biedermeier nous invitent à un dialogue sur la nature de l’œuvre d’art. Les artistes du Biedermeier font preuve d’un très grand talent, mais leurs tableaux pleins de charme et d’optimisme, à force de se vouloir beaux, bien souvent ne sont que jolis.

Les collections princières du Liechtenstein nous offrent un étrange et passionnant diptyque: d’une part des œuvres des plus grands noms de la peinture baroque européenne (Rubens, Rembrandt, Van Dyck, Frans Hals). D’autre part des tableaux autrichiens des années 1815 à 1848 environ: l’époque dite Biedermeier. Cette époque a vu naître le sapin de Noël et l’industrie du jouet; elle est placée sous le signe de la paix domestique, de la sagesse bourgeoise et de l’honnêteté suave. Avec de tels idéaux, peut-elle avoir suscité de grands artistes ? Les peintres qui la représentent dans cette exposition sont assurément pétris de talent, et lorsqu’on pénètre dans les salles qui leur sont réservées, n’est-il pas injuste de les comparer aux géants des salles précédentes ?

C’est sûrement injuste, mais c’est inévitable, et c’est l’occasion, peut-être, de mieux comprendre leur singularité. En regard de Brueghel, Hals ou Rembrandt, la peinture Biedermeier ne pèche pas par défaut mais par excès: ce qui frappe, c’est que ses représentants ne se contentent pas de peindre, mais qu’ils veulent aussi, sur la toile, exprimer des idées.

Essayons de placer côte à côte Pieter Brueghel le Jeune et Ferdinand Georg Waldmüller. Le Recensement de Bethléem de Brueghel est une scène hivernale, au soleil couchant. Ses multiples personnages sont vêtus comme on l’était au XVIe siècle, et sa Bethléem frissonne sous le vent du Nord. Il faut un regard plus attentif pour découvrir, parmi tous ces villageois vaquant à leurs affaires ou leurs loisirs, et dont certains seulement se rendent au recensement, une femme montée sur un âne: Marie. Brueghel a d’ailleurs peint dans le même cadre hivernal et rural d’autres scènes du récit de la Nativité (L’Adoration des Mages, Le Massacre des Innocents). Ces différents tableaux, religieux sans l’être, ne nous livrent aucun sens immédiat. Et sûrement aucune «idée».

Tournons-nous maintenant vers une autre scène villageoise, matinale cette fois: Rétablissement, de Waldmüller. Un vieillard apparaît sur le seuil de sa porte, et salue le printemps retrouvé. L’heureux homme est tout entouré de jeunes et jolies paysannes, pauvres mais propres, qui le soutiennent et le fêtent. Immédiatement et définitivement, nous avons saisi l’idée de cette œuvre: montrer et démontrer le renouveau, le retour de la lumière et la remontée de la sève, y compris chez un vieillard – et pour le coup, l’idée, à force de se vouloir aimable, en devient mensongère, lénifiante à tout le moins, puisque aussi bien les vieillards ne se rétablissent pas à chaque printemps qui naît. Voilà donc un tableau séduisant, infiniment plus séduisant, reconnaissons-le, que la toile de Brueghel, indifférente et rude. Mais voilà un tableau qui s’épuise dans son idée et s’abîme dans son optimisme.

Passons au Portrait d’un homme de Frans Hals, et plaçons-le à côté de la Jeune fille au chapeau de paille de Friedrich von Amerling. Ces deux œuvres ont au moins un point commun: la personne représentée en est l’unique sujet, détachée sur un fond sombre et monochrome.

Le personnage de Frans Hals, quelle que soit l’intensité de sa présence, nous le connaissons comme dans la vie nous connaissons autrui: son mystère subsiste, et n’est pas dissipé par ce qu’il donne à voir. Bref, Hals a peint un homme, ni plus ni moins. Or, au-delà des différences de style (forcément innombrables), ce qui frappe est qu’avec tout son talent, toute sa virtuosité, von Amerling, comme son compatriote Waldmüller, peint une idée plutôt qu’une personne: nous sommes invités à nous attendrir devant la Jeune Fille Rêveuse; de même, face au Portrait de la Princesse Marie Franziska von Liechtenstein à l’âge de deux ans, nous serons priés de nous extasier devant l’Innocence Endormie.

Peindre des idées ? Ce n’est pas tout. Il faut aussi peindre beau. Voici d’un côté l’Amour avec une bulle de savon de Rembrandt; de l’autre, Fleurs dans un vase en porcelaine avec un chandelier et des récipients en argent, de Waldmüller. Il s’agit à peine, ici, de faire une comparaison, car tout sépare ces deux toiles. Simplement, il se trouve qu’une partie du tableau du jeune Rembrandt, avec ses étoffes et ses coussins, évoque une nature morte. Mais on voit bien que dans cette œuvre ironique et symbolique, le Cupidon grassouillet, et la bulle de savon (symbole du caractère éphémère de la vie, donc de l’amour), sont plus importants que le chatoiement luxueux des étoffes. Rembrandt ne se soucie guère de peindre beau. Il peint, un point c’est tout.

La nature morte de Waldmüller (qu’il serait encore bien plus instructif de comparer aux chefs d’œuvre d’un Willem Kalf, contemporain de Rembrandt) est tout sauf ironique. Le soin le plus jaloux, et le talent le plus certain, sont voués à rendre la splendeur soyeuse des roses (dont le ruban de soie, au premier plan, offre la métaphore presque verbale), mais aussi le lustre prestigieux de l’argenterie, l’éclat princier de la table de marbre, du bracelet d’or. Il faut faire beau – et riche par la même occasion: cela ne gâte rien.

Dans un texte capital consacré à l’art kitsch, l’écrivain autrichien Hermann Broch remarquait que si l’artiste véritable cherche à faire du bon travail, l’artiste kitsch cherche à faire du beau travail. Assurément, le temps du kitsch est postérieur au temps du Biedermeier, mais celui-ci prépare celui-là. Et la recherche du beau pour le beau, c’est déjà, bel et bien, le mignon péché des Waldmüller et des von Amerling, dignes représentants d’une époque artistique un peu trop désireuse de bonheur immédiat et tranquille, un peu trop soucieuse de se représenter telle qu’elle se rêve. Au risque de lâcher la proie pour l’ombre, et le beau pour le joli. Heureusement, l’exposition d’Évian nous offre à la fois l’ombre et la proie.

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