Les peintres ont souvent travaillé pour l’opéra. Mais les compositeurs, ont-ils écrit des opéras à la gloire de la peinture ? Du moins Paul Hindemith l’a-t-il fait avec son Mathis der Maler, consacré à Mathias Grünewald.
Ils sont bien rares, les opéras qui mettent en scène des peintres ou des sculpteurs. On ne peut guère mentionner, au XIXesiècle, que le Benvenuto Cellini de Berlioz. Au XXe siècle, la seule œuvre qui se soit imposée au répertoire (même si elle est assez rarement jouée), c’est Mathis le Peintre de Paul Hindemith. Entre 1933 et 1935, en pleine montée du nazisme, le compositeur allemand a choisi de faire vivre la haute et mystérieuse figure du peintre Mathias (ou Mathis) Grünewald, à qui l’on doit le fameux Retable d’Issenheim. «Maître Mathis» a vécu, comme Hindemith lui-même, dans une époque troublée (la Ré- forme, la Guerre des Paysans). Entre cette fin du Moyen-Âge et le nouveau Moyen-Âge inauguré par la venue de Hitler au pouvoir, les correspondances sont voulues, assumées, saisissantes. Une scène, en particulier, évoque le nazisme avec une évidence brûlante, si l’on ose dire: elle décrit un autodafé de livres, à l’image des bûchers que les nazis avaient érigés sur les places publiques dès 1933.L’œuvre de Hindemith, on s’en doute, ne put être jouée dans l’Allemagne de Hitler. Elle sera créée à Zurich en 1938, l’année même où le compositeur s’exila. Depuis la prise du pouvoir par les nazis, il était fort mal vu: sa musique était «bolchevique», «dégénérée», «éloignée du peuple». Or Hindemith croyait que l’artiste doit et peut parler à tous. Il croyait que son engagement suprême, c’est son œuvre. À la face des nationaux-socialistes, c’est ce qu’il va proclamer dans Mathis der Maler.Cet opéra très dense apparaît polyphonique à tous points de vue: c’est d’abord l’expression d’un moment capital du XVIe siècle allemand. Hindemith s’est documenté à fond sur cette époque; il met en scène des personnages historiques, des épisodes précis de la Réforme et de la Guerre des Paysans. Il cite même des documents authentiques, notamment une lettre de Luther. Mais en même temps, comme on l’a dit, l’histoire du XXe siècle accompagne constamment celle du XVIe, telle son ombre, encore plus noire que lui. Si bien que les scènes de violence ou d’humiliation (parmi les plus dures qu’on ait montrées à l’opéra) sont d’une vérité d’autant plus cruelle.Quant à Mathis lui-même, l’opéra parvient à mettre en musique à la fois sa vie et son œuvre. D’une part nous assistons à ses tourments de conscience, nous le voyons s’engager dans la guerre, reculer d’horreur devant les crimes commis au nom de la justice, retourner à la peinture, se vouer à la solitude. Et d’autre part, l’opéra propose une véritable transposition musicale du Retable d’Issenheim lui-même – en particulier dans l’Ouverture, intitulée «Le concert des anges», et les épisodes qui montrent Mathis, sous les traits de Saint Antoine, subissant la tentation, puis rencontrant Saint Paul l’Ermite: autant de scènes représentées sur des panneaux du Retable d’Issenheim.Histoire passée, histoire présente; vie et œuvre: on le voit, l’opéra lui-même est un «retable», un ensemble de panneaux articulés qui se mettent réciproquement en valeur, composant ensemble un récit complexe, une histoire à la fois profane et sacrée.Cependant, la partie la plus célèbre et la plus impressionnante du Retable d’Issenheim de Grünewald, c’est sa Crucifixion, d’un réalisme terrifiant. Il est peu de peintures au monde qui expriment avec plus de force la douleur et le tourment physiques. Huysmans parlait à son propos de «divine abjection». Se pourrait-il que Hindemith ait omis de décrire musicalement cette partie essentielle de l’œuvre du peintre ? Pourquoi s’est-il préoccupé des panneaux latéraux plutôt que du panneau central ?Mais c’est l’opéra tout entier qui médite sur ce panneau central ! C’est l’opéra tout entier qui raconte la Passion et la crucifixion de Mathis, Christ de la peinture. Sans cesse le héros de Hindemith se demande que faire pour aider autrui, soulager sa souffrance. Un peintre, dans des temps de guerre et de douleur, peut-il demeurer peintre ? Ne doit-il pas mourir à sa peinture après avoir vécu pour elle ? Ne doit-il pas se sacrifier ?La vie du véritable Mathis Grünewald est presque entièrement inconnue. L’une des rares choses que l’on croie savoir à son sujet, c’est que dans ses dernières années il a délaissé la peinture. Dès lors, Hindemith a imaginé un héros qui, dans l’ultime partie de l’opéra, ne renonce pas seulement à l’engagement politique, à l’amitié des hommes ou à l’amour d’une femme, mais à la peinture même. Comme si la plus grande pureté, pour un artiste, après avoir quitté les actions violentes et la tendresse humaine, consistait à résigner son art, à se retirer dans le silence… Dans la dernière scène de l’opéra, maître Mathis place l’un après l’autre, dans un coffre, tous les instruments de son travail, comme s’il les déposait dans un cercueil. Le peintre trouve sa suprême grandeur dans le renoncement et l’humilité totales. Il ne meurt pas physiquement, mais il s’efface du monde, il s’ «éteint». Cependant, sa vie passe dans sa peinture, et lui donne ses couleurs violentes, terribles, mais éclatantes.Oui, c’est dans son œuvre même que ressuscite le crucifié Mathis. Il n’a pas quitté la peinture, mais il accepte qu’elle le quitte, comme le corps glorieux du Christ s’élève au-dessus de sa dépouille mortelle. Parce que l’artiste a donné sa vie à son art, son art sera source de vie. Par sa force et sa beauté, il aidera les hommes à supporter l’existence, à lui donner un sens. Il ne s’est pas sacrifié pour rien.Quant à Paul Hindemith, en composant cet opéra tragique et ferme en pleine folie nazie, il n’a pas non plus gaspillé ses forces. Son œuvre est un puissant hommage à la nécessité de l’art: plus le sang coule, plus la peinture est nécessaire; plus les dictateurs hurlent, plus lamusique est nécessaire.